La mosaïque dans l’œuvre monumental de Chagall
« Je cherche un grand mur », affirmait Marc Chagall dans les années 19602. En 1973, un numéro spécial de la revue d’art xxe siècle3 était consacré à « Chagall monumental ». Le concept d’« art monumental » renvoie, étymologiquement, à une « dimension historique et temporelle » intrinsèquement liée à l’idée de mémoire et « à des notions spatiales de gigantisme4. » Ainsi, non sans une note d’humour, l’éditeur San Lazzaro déclarait « voilà un adjectif qui fera un peu peur à Chagall », avant d’ajouter que la revue ne serait pas consacrée uniquement au « peintre des grands édifices », mais qu’elle questionnerait plus largement le « monumental » dans l’œuvre de l’artiste : « “Monumental” veut avant tout signifier ici “éternel”. »
Pour Chagall, l’aventure monumentale débute au lendemain de la Seconde Guerre mondiale lorsque, de retour d’exil aux États-Unis, il s’installe dans le sud de la France et diversifie sa pratique par celles de la sculpture, de la céramique, du vitrail, de la tapisserie et de la mosaïque. Cependant, ses racines sont bien plus anciennes, comme le souligne Guillaume Apollinaire dès 1914, en analysant le caractère monumental des peintures de Chagall : « C’est un artiste extrêmement varié, capable de peintures monumentales et il n’est embarrassé par aucun système5. » Cette même préoccupation se retrouve au début des années 1920 dans le projet de décors pour le Théâtre national juif de chambre (GOSEKT) de Moscou6, qui reflète sa « nécessité intérieure de dépasser les limites du tableau7 ».
Dès 1948, la technique de la mosaïque – trouvant sa source dans l’Antiquité – suscite l’admiration de l’artiste quand, en voyage à Venise, il adresse une lettre à sa fille, Ida, dans laquelle il manifeste son émerveillement face aux mosaïques de la cathédrale Santa Maria Assunta de Torcello8. En 1954, Chagall se rend à Ravenne d’où il lui envoie une carte postale reproduisant la mosaïque byzantine de l’abside de la basilique Saint-Apollinaire de Classe9. Cet intérêt le conduit à collaborer avec le Gruppo Mosaicisti de Ravenne, par l’intermédiaire de Lionello Venturi10 et à l’invitation du professeur Giuseppe Bovini11 – qui souhaite exposer des mosaïques d’artistes contemporains12 : deux premières mosaïques, intitulées Le Coq bleu (1955-1958)13, voient ainsi le jour d’après une gouache de l’artiste14.
Chagall concevra ainsi vingt-huit mosaïques, dans le cadre de quatorze projets différents exécutés entre 1955 et 1986 d’abord par Lino et Heidi Melano15, puis par Michel Tharin. Une mosaïque sera réalisée à titre posthume, transposée par Heidi Melano d’après la lithographie Le Fleuve vert (1974).
En 1937, Chagall possédait une carte de membre de l’association l’Art mural16, qui avait pour objectif premier « d’encourager par des expositions annuelles les manifestations d’esthétiques et de techniques murales et de plein air»17. Il n’est donc pas étonnant qu’à la fin des années 1950 l’artiste, pluridisciplinaire, entame une série de grands projets architecturaux dans lesquels s’intègre son « œuvre mosaïque ». Les productions monumentales de Chagall interviennent dans le contexte de l’après-guerre et prennent part, en France, à une nouvelle impulsion de la commande publique dès 194518, illustrée notamment par la mise en place du « 1 %
Nourri par ses explorations des matériaux et imprégné par la lumière du sud de la France, l’artiste repousse sans cesse les limites de la peinture, la couleur devenant elle aussi « monumentale21 ». Chagall répond à diverses commandes d’œuvres pour des édifices et aime à faire dialoguer les techniques expérimentées en un même environnement architectural, qu’il soit sacré ou profane, intérieur ou extérieur. Par ce dialogue, il redéfinit la perception du monumental et l’inscription de ses œuvres dans l’espace, comme en témoigne son travail au baptistère de l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du plateau d’Assy, réalisé à la demande de l’abbé Jean Devémy et du père Marie-Alain Couturier : le projet intègre, dans l’architecture religieuse, une céramique de très grand format22 (La Traversée de la mer Rouge, 1956), deux bas-reliefs en marbre (L’Oiseau ou Psaume 124 et La Biche ou Psaume 42, 1957) ainsi que deux vitraux (L’Ange au chandelier et L’Ange aux huiles saintes, 1956-1957), en participant de surcroît au dessein de « renouveau de l’art sacré23 ». Fort de cette expérience et de ses premiers travaux en mosaïque, Chagall conçoit pour ses amis Georges et Ira Kostelitz, en 1964-1966, un ensemble connu aujourd’hui sous le nom de « La Cour Chagall »,composé d’une mosaïque déployée sur trois murs et de deux sculptures formant un écrin harmonieux pour la cour intérieure de leur demeure rue de l’Élysée, à Paris24.
Plus tard, Chagall poursuit l’exploration de la cohabitation de différentes techniques artistiques pour des édifices publics. Dans une lettre adressée à Chaïm Weizmann, premier président de l’État d’Israël, l’artiste affirme : « Travailler pour des murs publics est depuis longtemps un rêve pour moi25. » En 1960, concomitamment à la réalisation des vitraux pour la synagogue de l’hôpital Hadassah à Jérusalem, Kadish Luz, président de la Knesset (Parlement israélien) fait part à l’artiste d’un projet de décor pour le futur bâtiment26. La grande mosaïque murale Le Mur des Lamentations, Knesset, Jérusalem (1964 - 1966), qui orne l’une des cimaises, côtoie douze mosaïques de pavement rappelant les mosaïques antiques d’époque romaine ainsi que trois tapisseries tissées aux Gobelins, intitulées La Création, L’Exode et L’Entrée à Jérusalem27. En France, la construction du musée du Message biblique, destiné à abriter un cycle de peintures inauguré au début des années 1950 et donné à l’État en 1966, marque également une étape importante dans l’œuvre monumental de l’artiste – œuvre célébré à travers une exposition en 197428. Le bâtiment est conçu par l’architecte André Hermant. Chagall y fait une fois de plus dialoguer les médias et imagine des vitraux (La Création du monde, 1971-1972) pour l’auditorium, une tapisserie (Paysage méditerranéen, 1971) et une mosaïque, Le Prophète Élie ou Le Char d'Élie, Musée national Marc Chagall, Nice (1970 - 1973). Commandée par l’État pour le musée, son exécution est confiée à Lino Melano qui l’achève en 1972, avec l’aide de Michel Tharin. L’œuvre, figurant le prophète Élie et son char entouré des douze signes du zodiaque, surplombe un bassin29.
Les mosaïques de Chagall sont donc, tour à tour, l’aboutissement de diverses commandes publiques et privées, qui attestent de contextes de réalisation très différents. En 1963-1964, Chagall élabore une mosaïque pour la fondation de Marguerite et Aimé Maeght, inaugurée le 28 juillet 1964 30. Les Amoureux, Fondation Marguerite et Aimé Maeght, Saint-Paul-de-Vence (1963 - 1964), représentant deux figures aux têtes réunies surmontant un même corps, marque le début de la collaboration de Chagall avec Lino Melano, qui réalise un essai pour cette première mosaïque31. Plus tard, l’amitié qui lie l’artiste à Evelyn et John Nef, ce dernier rencontré à Chicago en 1946, aboutit à la commande d’une mosaïque (Orphée, maison de John et Evelyn Nef, Washington DC (1968 - 1971)) destinée à orner un mur extérieur de leur demeure à Washington32. Pour sa maison-atelier à Saint-Paul-de-Vence, Chagall choisit un motif iconographique qui transcende plusieurs créations et irradie un mur de la terrasse : Le Grand Soleil, villa La Colline, Saint-Paul-de-Vence (1965 - 1967) 33, témoignant de l’importance de cette technique dans le parcours méditerranéen et le quotidien de l’artiste.
À chaque fois qu’il aborde un nouveau medium, Chagall fait confiance au savoir-faire de l’artisan et sait s’entourer de collaborateurs talentueux. Tout comme pour le vitrail ou la tapisserie, le processus créatif de la mosaïque est ainsi fondé sur la transposition d’une maquette confiée par Chagall à Lino et Heidi Melano, et à Michel Tharin à partir de 1973. Chagall produit des esquisses et maquette de différents formats et intègre à la peinture la technique du collage34
À travers des premières « directives au mosaïste » non datées – puis des secondes adressées à Lino Melano en 196438 – l’artiste tente de transmettre sa vision du trait et de la couleur au mosaïste, afin de lui permettre d’appréhender au mieux sa volonté : « Avant tout, il faut penser au message : le contour n’est pas fait d’un seul trait mais se décompose en diverses forces, en diverses couleurs et valeurs. […] Dans la mosaïque, on cherche l’atmosphère ». Chagall, considéré par André Malraux comme « un des coloristes capitaux de notre temps39 », cherche à communiquer sa maîtrise de la couleur au regard des spécificités techniques que pose la mosaïque, notamment la juxtaposition de tesselles colorées : « Comment les taches se rencontrent-elles ? Voilà à quoi il faut faire attention quand elles voisinent avec les autres taches. Regardez les milliers de taches que vous pouvez discerner. En quelle compagnie vivent-elles ? Comment se comportent-elles avec les voisins ? Y a-t-il des disputes ? C’est un peu cela, aussi. » ajoute-t-il.
La collaboration avec les Melano prend fin en 1973, après l’incendie de l’atelier du mosaïste à Biot et la destruction partielle des maquettes, pendant la réalisation de son projet le plus ambitieux, celui de la mosaïque illustrant le thème des Quatre Saisons, donnée en cadeau à la Ville de Chicago. Plusieurs esquisses furent réalisées ainsi que des gouaches – figurant le même thème – exposées à la galerie Pierre Matisse en 197540. Le projet monumental est mené à bien par Michel Tharin, avec qui Chagall travaille à ses dernières mosaïques : Le Repas des Anges, Chapelle Sainte-Roseline, Les Arcs-sur-Argens (1974 - 1975) et Moïse sauvé des eaux, Cathédrale Notre-Dame de la Nativité, Vence (1979). L’abondante correspondance qui suit l’inauguration des Quatre Saisons en confirme le succès : « Votre don est une joie permanente et constante », écrit Gaylord Freeman, président du Conseil de la First National Bank of Chicago, à Marc Chagall41.
Chagall et ses mosaïstes, aux États-Unis et dans différents pays, contribuent pleinement au renouvellement de la mosaïque au xxe siècle. Cet art mural ancestral répond ainsi aux recherches plastiques de l’artiste qui caractérisent son œuvre monumental, faisant dialoguer la richesse de la matière, la couleur et la lumière, en résonance à la fois avec l’architecture et ses spécificités et avec le paysage environnant, ainsi redessiné.
Publié originellement dans le catalogue De pierre et de verre. Chagall en mosaïque © GrandPalaisRmn, Paris, 2025.