Première mosaïque architecturale réalisée par Marc Chagall en collaboration avec Lino Melano, Les Amoureux ont été conçus pour la Fondation Marguerite et Aimé Maeght à Saint-Paul-de-Vence. Inaugurée le 28 juillet 1964 par André Malraux1, première fondation dédiée à l’art moderne en Europe, sur le modèle de la Fondation Barnes2, l’institution est née de l’amitié d’Aimé Maeght et de son épouse Marguerite avec des artistes majeurs du XXᵉ siècle comme Joan Miró, Alexander Calder, Fernand Léger, Georges Braque, Alberto Giacometti et Marc Chagall.
Le projet de mosaïque, destiné à orner un mur de la fondation, s’inscrit dans un programme décoratif plus vaste, se déployant dans les jardins et autour des bâtiments épurés et lumineux de Josep Lluís Sert3 . Réinterprétant l’architecture des villages méditerranéens, Sert privilégie la sobriété des matériaux utilisés (brique, terre cuite, béton) pour les intégrer dans une nature luxuriante mais domestiquée4, sublimée par l’art. Peintres et sculpteurs collaborent alors avec l’architecte en créant des œuvres intégrées au bâtiment et au jardin, favorisant un dialogue entre art, architecture et nature. La cour Giacometti, le labyrinthe Miró, les mosaïques murales de Chagall et de Tal-Coat, le bassin en mosaïque et le vitrail de Braque, la fontaine de Bury créent un parcours sensoriel dans le jardin de la fondation, permettant aux espaces intérieurs et extérieurs de se répondre.
Le discours inaugural, prononcé par André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, rend compte de la vision artistique et humaniste novatrice d’Aimé Maeght : « Ceci n’est pas un musée. Lorsque nous regardions tout à l’heure le morceau de jardin où sont les Miró, il se passait la même chose que lorsque nous regardions la salle où étaient les Chagall. Ces petites cornes que Miró réinvente avec leur incroyable puissance onirique sont en train de créer dans votre jardin avec la nature au sens des arbres, un rapport qui n’a jamais été créé.5 »
La mosaïque Les Amoureux se développe sur un mur de la fondation, donnant sur le jardin des sculptures et jouxtant l’actuelle librairie. Avec le tableau La Vie (1964)6, elle témoigne de l’amitié liant Chagall aux Maeght et du déploiement monumental de son art à la fondation. Elle constitue une œuvre unique dans la production de mosaïques de l’artiste, se distinguant par son style épuré, ses formes géométriques nettes et son usage harmonieux des couleurs primaires. Une esquisse, datée de 1964, au crayon et à l’aquarelle, définit la composition et place les masses colorées de la mosaïque à venir. Sur une esquisse de plus petites dimensions, sans doute antérieure, les collages de tissus sont utilisés par l’artiste pour la répartition des formes et des couleurs, suggérées par des éléments aux formes géométriques dynamiques qui ne suivent pas les contours du dessin des personnages. Sur un format carré, un couple d’amoureux, aux visages mêlés, occupe la position centrale de la mosaïque. Le fond blanc, gris et crème est ponctué de zones colorées (deux rouges, deux bleues et une verte) laissant apparaître des arbres et de la végétation, en adéquation avec l’insertion paysagère souhaitée par Aimé Maeght. Les formes géométriques rouges et vertes, accents toniques en suspension dans les airs, qui apportent dynamisme et lumière à la composition, seront déclinées plus tard par l’artiste dans l'Esquisse préparatoire pour les Poèmes (Cramer) - J’habite ma vie, gravure XXIV (1968). La zone centrale verte, à la forme organique et aux multiples dégradés de couleurs, se déploie dans l’espace comme un tapis de végétation, évoquant l’immensité du vert velouté présent dans l’œuvre Les Amoureux de Vence (1957) 7 et repris postérieurement dans la maquette pour le décor du Jardin en fleurs de la Flûte enchantée (1967)8.
Résolument méditerranéenne par sa luminosité et la luxuriance de la nature représentée, cette mosaïque bénéficie du savoir-faire de Lino Melano9. Si peu de traces des différentes étapes de réalisation subsistent10, l’artisan accentue les découpes colorées par des effets de matière entre pierres et verres de couleur, posés en contraste sur un fond clair, dans une répartition des valeurs chromatiques qui se développera quelques années plus tard dans Le Grand Soleil, villa La Colline, Saint-Paul-de-Vence (1965 - 1967)11, la mosaïque conçue pour la villa de l’artiste à Saint-Paul-de-Vence. Une série de photographies12 montrent Chagall en compagnie de l’architecte Josep Lluís Sert, visitant le chantier de la fondation, probablement à l’hiver 1963-1964. Dans une lettre du 10 mars 196413, Aimé Maeght relate à Chagall sa rencontre avec Lino Melano à Paris et la transmission de ses indications pour réaliser la mosaïque : « Il a établi une gamme de couleurs inspirée de vos harmonies personnelles et il les a collées sur un carton […] Je vous envoie aussi une boîte de mosaïques qui sont proches de ceux (sic) collés sur le carton, mais de matières différentes. » Une mosaïque d’essai est réalisée avant le début du chantier, qui semble suivre les directives que Chagall avait énoncées à Lino Melano en mai 196414, permettant ainsi de tester la découpe, le positionnement et les valeurs chromatiques des tesselles sur le visage du personnage principal. Une seconde série de photographies15 montrent Chagall sur le chantier avec Lino et Heidi Melano, travaillant à la mosaïque, posant les tesselles sur le mur de ciment quadrillé, en regard de la maquette préparatoire, l’artiste reprenant certains joints de ciment au pinceau. Dans une lettre datée du 3 août 196416, Chagall communique à Lino Melano sa satisfaction concernant la mosaïque, mais regrette le changement opéré dans la couleur rose. Située dans la forme arc-en-ciel en partie supérieure, la couleur rose, telle que visible sur l’esquisse préparatoire, semble avoir été souhaitée plus transparente et fondue.