Le 27 novembre 2013, la mosaïque Orphée de Marc Chagall est inaugurée devant le public de la National Gallery of Art, Washington, D.C. Léguée1 par Evelyn Stefansson Nef (1913-2009), cette œuvre monumentale rejoint les collections permanentes et publiques du musée en 20092, avant d’être restaurée et installée dans la partie nord-ouest du jardin des Sculptures. « La galerie est ravie de partager le bien le plus précieux d’Evelyn et John Nef, exactement comme elle (sic) le souhaitait3 », déclarait Earl A. Powell III, directeur de la National Gallery of Art.
Conçue spécialement pour la demeure d’un couple d’amis américains de Chagall, Evelyn et John Nef4, la mosaïque Orphée orne le mur du jardin de leur maison dans le quartier de Georgetown à Washington, D.C. pendant presque quarante ans, à l’ombre d’un grand magnolia. À la fin de l’automne 1968, Chagall et sa femme Valentina rendent visite au couple dans leur maison à Georgetown. À la grande surprise des Nef, la possibilité de « faire quelque chose » pour leur maison est alors évoquée pour la première fois par Chagall lui-même, « […] vers la fin de la visite, Marc a annoncé le matin au petit déjeuner : “Rien pour la maison. La maison est parfaite telle qu’elle est. Mais je vais faire quelque chose pour le jardin. Une mosaïque.”5 » Quelques mois plus tard, lors de leurs vacances en France, les Nef sont invités à déjeuner à Saint-Paul-de-Vence et Chagall dévoile alors pour la première fois la maquette en couleurs de la future mosaïque.
N’ayant pas retenu les idées suggérées par les Nef6 en tant qu’éventuelles sources d’inspiration pour la mosaïque, Chagall choisit le thème d’Orphée. John Nef relate une anecdote à ce sujet, qui remonterait à la fin de l’été 1968, lors de leurs vacances au Cap-d’Antibes où les Nef et les Chagall partageaient le même hôtel. Il se remémore un soir où leur amie flûtiste Elaine Shaffer jouait des morceaux d’Orphée et Eurydice (1762) de Christoph Willibald Gluck7. Sensible à la musique, Chagall aurait pu s’inspirer de cette soirée en compagnie des Nef afin de développer le contenu de cette mosaïque8. L’artiste avait abordé pour la première fois le personnage d’Orphée9 lors de son premier séjour parisien, réalisant ainsi une œuvre aux couleurs chatoyantes et au traitement légèrement géométrique du corps d’Orphée qui occupe une grande partie de la surface de la toile10. Le motif d’Orphée réapparaît une quarantaine d’années plus tard, lorsque Chagall conçoit le décor du plafond de l’Opéra Garnier (1964), pensé comme un « panthéon » des compositeurs illustres. Ainsi, sur le disque central, parmi les quatre thèmes, figure une composition inspirée de l’opéra de Gluck, Orphée et Eurydice. Sur un fond à la dominante verte, Eurydice joue de la lyre, l’instrument d’Orphée, et l’ange lui offre des fleurs. Après l’expérience édifiante de l’Opéra, la mosaïque offre à l’artiste une nouvelle dimension monumentale et narrative, lui permettant de déployer le mythe d’Orphée sous un jour nouveau.
Pour sa première mosaïque américaine, Chagall s’écarte de l’abondante iconographie existante autour du personnage d’Orphée. Dans la partie gauche de la mosaïque, un groupe de personnes, collées les unes aux autres, attendent de traverser une large masse d’eau bleue. Pour Chagall, cette scène fait allusion aux immigrés et réfugiés ayant entrepris une traversée de l’océan pour rejoindre l’Amérique, mais aussi à son propre passé. Aidé par l’International Rescue Committee, et à l’instigation de Varian Fry et de Hiram Bingham, Chagall fuit la France occupée par les nazis, pour trouver refuge aux États-Unis, où il vit entre 1941 et 1948. S’appuyant vraisemblablement sur le rôle joué par Orphée dans le périple des Argonautes, Chagall y insuffle une idée d’espérance et d’humanisme, tout en exprimant sa gratitude11 vis-à-vis des États-Unis pour l’accueil qu’ils ont alors réservé aux immigrés. Poète et musicien, Orphée prend part à l’expédition des Argonautes, se servant de son art face aux dangers, tel un gardien et un talisman de l’équipage. La musique de sa lyre rythme le labeur des rameurs à bord du navire Argo ; son chant permet de charmer les sirènes et le dragon gardant la Toison d’or, un symbole solaire. Sur la mosaïque de Chagall, vers la droite, Orphée flotte dans les airs au-dessus des vagues bleues de l’océan, jouant de sa lyre et faisant danser les trois Grâces et un cheval ailé, Pégase. Derrière lui, on aperçoit la terre espérée avec quelques maisons, et, dans le coin inférieur droit, un paisible jardin verdoyant peuplé d’animaux, avec un couple d’amoureux en repos sous un arbre. Un immense soleil jaune répand ses rayons chauds, faisant vibrer l’atmosphère et scintiller les vagues, à travers une multitude d’éclats de pierres et de verres multicouleurs savamment distribués.
Composée de dix panneaux, la mosaïque est réalisée par Lino Melano dans son atelier à Biot, dans le sud de la France. Dans sa lettre du 5 décembre 1969 adressée à Valentina et Marc Chagall, le mosaïste italien demande les dimensions exactes du mur et annonce le prix de l’exécution, à savoir 1 500 francs pour un mètre carré, hors frais de déplacement. Toutes les dépenses liées à l’exécution et à l’installation de la mosaïque seront payées par les Nef, l’artiste faisant don de son œuvre, il ne reçoit pas de rémunération. La réalisation de la mosaïque par Melano commence en 1970 et se termine en juin 197112, le travail étant interrompu pendant plusieurs mois en 1970 à la suite de l’état de santé du mosaïste et de son séjour à l’hôpital13. Originaire de Ravenne, la capitale mondiale de la mosaïque depuis l’Antiquité, Melano utilise les marbres et les pierres colorées, ainsi que le verre vénitien, entre autres. Il se fournit souvent chez Albertini, en région parisienne, ou encore chez Orsoni, à Venise, dans le quartier de Cannaregio. Le mosaïste refuse l’utilisation de la céramique et des pierres lisses, la découpe des tesselles est brute et comporte de nombreuses facettes. Evelyn Nef raconte que chaque pierre est insérée sous un angle légèrement différent des pierres voisines, de sorte que la lumière, qu’elle soit naturelle ou artificielle, est captée, maintenue et libérée en continu14. Melano arrive à Washington pour le montage de la mosaïque en octobre 1971, les dix panneaux d’Orphée traversant l’Atlantique au même moment. Un mur15 jouxtant la maison voisine fut spécialement construit pour accueillir la mosaïque de Chagall. Assisté de deux ouvriers et d’Evelyn Nef elle-même, Melano parvient à achever le montage de la mosaïque16 qui est inaugurée le 1er novembre 1971, en présence de l’artiste.
Méticuleusement démontée du mur du jardin des Nef et restaurée par les spécialistes de la National Gallery of Art, la mosaïque est aujourd’hui entourée de verdure dans le jardin des Sculptures, peuplé des œuvres de nombreux artistes, Joan Miró, Louise Bourgeois, Tony Smith, Magdalena Abakanowicz, Mark di Suvero, Ellsworth Kelly, parmi tant d’autres. Témoignage d’une amitié, cette mosaïque « universelle », selon les mots de John Nef, est un « appel à l’humanité de se réunir dans l’espérance et l’amour17 ». Geste d’amitié et de reconnaissance envers les États-Unis, cette première mosaïque américaine de Chagall donnera une impulsion à la réalisation d’une autre mosaïque – la plus monumentale, destinée à occuper un espace urbain public –, Les Quatre Saisons, First National Bank Plaza, Chicago (1971 - 1974) pour la First National Bank Plaza18, à Chicago.