Au début des années 1960, Kadish Luz, le président de la Knesset, écrit à Marc Chagall pour lui faire part de son souhait de lui commander une œuvre d’art pour le futur bâtiment de la Knesset, le Parlement israélien1. Le lien profond et singulier qui se noue aussitôt entre les deux hommes ainsi que le sincère engagement de Chagall à l’égard du destin, de la culture et de l’héritage du peuple juif, incitent l’artiste à faire un don exceptionnel à l’État hébreu : un ensemble décoratif composé d’œuvres monumentales, à tous points de vue, comprenant trois tapisseries, douze mosaïques de pavement et une mosaïque murale2.
Le bâtiment de la Knesset, l’un des premiers édifices officiels construits dans le jeune État d’Israël, fut inauguré en août 1966. Sa structure se distingue par ses éléments brutalistes, un style se définissant par l’usage du béton brut et une décoration minimale, apparu en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Par leur jeu de correspondances, les œuvres de Chagall donnent à voir un récit complet, de même que les techniques choisies par l’artiste – la mosaïque et le tissage – se répondent de façon à créer une salle de réception dotée d’une perspective cohérente. Ces créations illustrent diverses figures et épisodes de la Bible : la Création du monde, l’Exode, l’Apocalypse, ou encore Moïse et le roi David. Chagall y introduit également des événements de sa propre vie et de l’histoire contemporaine par une iconographie subtile et symbolique : l’Holocauste, l’immigration de communautés juives en Terre promise et la fondation de l’État d’Israël. Autant d’éléments qui se mêlent les uns aux autres pour former une seule et même histoire, porteuse d’un message unifié.
La conception finale des thèmes choisis par l’artiste a été influencée par les liens privilégiés que celui-ci tisse avec le président de la Knesset et par leurs conversations chaleureuses3. Au moment de ces échanges, l’emplacement précis de l’œuvre à créer n’est pas encore déterminé. Dès le début du projet, Chagall est impliqué dans son élaboration et la conception du lieu dans son ensemble. L’architecte de l’édifice, Joseph Klarwein, et le coordinateur de la planification et de l’exécution, Emanuel Friedman, rencontrent l’artiste chez lui, en France, et lui font parvenir les plans et maquettes du bâtiment, pour lequel Chagall décide d’abord de réaliser trois tapisseries pour la salle des Pas perdus. En décembre 1963, l’artiste se rend en Israël et il visite le chantier de la Knesset, le département des Antiquités et des Musées d’Israël à Jérusalem, les montagnes d’Eilat et le kibboutz Ma’ale Hachmisha, près de Jérusalem. En juillet 1964, il retourne à la Knesset et informe la direction qu’il a terminé les croquis des tapisseries et que leur tissage a déjà été lancé à la manufacture nationale des Gobelins4. Au cours de cette visite, Chagall étudie l’agencement du plafond, des piliers et du sol de la salle, et fait part de son désir de créer une mosaïque de pavement. En décembre 1965, il exprime le souhait d’ajouter une grande mosaïque murale, adjacente aux fenêtres qui surplombent le paysage urbain de Jérusalem, redessiné par de nouvelles constructions, dont le musée d’Israël, des bureaux du gouvernement et les campus de l’Université hébraïque.
Chagall insiste pour que soient engagés les mosaïstes Heidi et Lino Melano, plutôt que l’artiste israélien Dodo Shenhav, auquel la Knesset comptait initialement confier ce travail. Cette volonté est mentionnée en toutes lettres dans le contrat signé entre la direction et les Melano : « [parce] qu’il est de notoriété publique que les mosaïstes travaillent en coopération avec M. Marc Chagall depuis de nombreuses années, qu’ils connaissent sa pensée artistique, qu’ils jouissent de sa pleine confiance, qu’ils sont aptes à donner à leur œuvre le style conforme à la conception et aux idées de M. Chagall5 ». La décision fut prise, après plusieurs rencontres avec le président de la Knesset, Chagall et toutes les parties impliquées, de confier à Lino et Heidi Melano la pose et la supervision des mosaïques de la salle des Pas perdus.
Pour la mosaïque murale, Chagall s’est inspiré du Mur des lamentations, vestige le plus sacré pour le peuple juif et seule structure restante de l’enceinte extérieure du complexe du Temple à Jérusalem, tout en écoutant la suggestion de Kadish Luz d’illustrer le psaume CXXXVII, dont le premier verset est : « Au bord des fleuves de Babylone nous étions assis et nous pleurions, nous souvenant de Sion. » Le psaume exprime la nostalgie des juifs d’Israël et de Jérusalem en particulier. Cependant, Chagall ne cherche pas à la transposer littéralement, en représentant les juifs assis, misérables, au bord des fleuves de Babylone ; il s’efforce au contraire de traduire le message du psaume, qui exhorte les juifs à toujours se souvenir de Sion, même dans les heures les plus heureuses. Il choisit le Mur des lamentations comme symbole et représentation de la ville.
Chagall avait connaissance des nombreuses représentations du Mur des lamentations, sujet qu’il a lui-même peint dès 1931, au cours de sa première visite en Israël. Dans ce tableau, qu’il offre au musée de Tel-Aviv, il représente le mur de près et donne à voir les plantes sauvages qui poussaient entre les pierres. Les mosaïques de la Knesset baignent dans une « atmosphère mystérieuse et brillent d’une lumière mystique », telles les décrit Melano dans une lettre envoyée à Chagall le 11 juillet 19666. L’objet central de la mosaïque murale est la menora, le symbole religieux du candélabre à sept branches, devenu aujourd’hui l’emblème national de l’État d’Israël. Au-dessus de la menora, un ange souffle dans un schofar (une corne de bélier), appelant les individus placés à droite du mur à rentrer à Sion. Chagall fait ici référence au récit du livre du prophète Isaïe : « Et il arrivera qu’en ce jour-là, on sonnera du grand cor, alors viendront ceux qui se meurent au pays d’Assur, et ceux qui sont bannis au pays d’Égypte, ils adoreront Yahvé sur la montagne sainte, à Jérusalem. » (Isaïe, XXVII : 13). D’après l’historienne de l’art Ziva Amishai-Maisels, Chagall comprend cette exhortation aux contemporains d’Isaïe mais l’applique également à tous les exilés, en particulier à ceux de son propre temps : ainsi, l’ange de sa mosaïque lance un appel universel à revenir à Jérusalem7. Dans cette mosaïque murale qui dépeint le Retour à Sion, Chagall évoque l’une des pierres angulaires de la culture juive – la mémoire, la nostalgie et le désir –, des sentiments qui composent aussi l’essence de sa propre expression artistique.
En décembre 1963, la visite de Chagall au département des Antiquités et des Musées d’Israël à Jérusalem, où des mosaïques antiques étaient exposées, contribua très certainement à sa décision d’ajouter des ornements en mosaïque au sol en marbre de la salle des Pas perdus8. Il s’inspire non seulement de la façon dont les Anciens utilisaient les mosaïques mais également de la disposition de ces dernières, tels des vestiges antiques incrustés dans un sol carrelé en marbre.
Dans une lettre adressée au président de la Knesset, Chagall donne des instructions pour cette œuvre : « Elle doit être aussi légère que les nuages dans le ciel et ne pas obscurcir les tapisseries futures9. » Les petites esquisses pour les mosaïques de pavement correspondent bel et bien à cette description. Portées sur le plan de la salle, elles ont été agrandies à l’échelle 1 au sol par Lino Melano, puis disposées sur un mur pour être retouchées par Chagall, comme le montrent les photos de Hillel S. Burger. Contrairement aux croquis préparatoires des tapisseries, les esquisses pour les mosaïques de pavement ne présentent pas d’indication de couleur. Les problèmes liés à la couleur et à la complexité de la transposition des lignes fluides et légères en mosaïque ont fait l’objet d’échanges épistolaires et de discussions sur place entre Chagall et les mosaïstes.
Les mosaïques évoquent les vestiges de celles qui ornaient les sols des synagogues anciennes (du Ve et du VIe siècle) en Israël, découvertes lors de fouilles archéologiques au XXe siècle (entre autres, à Beth Alfa, Hamat Gader, Jéricho et Beth Shean). Ces vestiges comprenaient généralement des images de la roue du zodiaque, d’animaux de la région et d’oiseaux, et représentaient parfois des symboles juifs comme l’arche d’alliance, le schofar et la menora. Ces sols en mosaïque sont d’importantes preuves de l’existence de l’art juif à une époque très ancienne, malgré l’interdiction biblique énoncée dans le deuxième commandement : « Tu ne feras point d’image taillée. » Pendant longtemps, on a cru que la naissance de l’art juif remontait à la fin de la période médiévale et trouvait son origine dans des illustrations manuscrites inspirées de l’art chrétien. Pourtant, des peintures murales découvertes dans la synagogue de Doura-Europos en Asie Mineure et des mosaïques décorant le sol des synagogues d’Israël ont apporté des preuves tangibles et visuelles que l’art juif existait depuis déjà bien longtemps, témoignant d’une vie culturelle et communautaire en Israël à une époque très ancienne. D’après Amishai-Maisels, les mosaïques de la Knesset symbolisent à la fois l’existence de la vie culturelle en Terre sainte dans l’Antiquité et sa redécouverte à notre époque. Le rapprochement que Chagall cherche à concrétiser relève des sphères culturelles et personnelle, renaissance nationale et redécouverte de l’art juif antique, liées à son langage artistique révolutionnaire10.
Lors de son allocution pendant l’inauguration des tapisseries, Marc Chagall déclare : « Mon idéal, ce que désire mon cœur, est d’être proche de l’esprit de la terre des prophètes. Mon œuvre à la Knesset est un grain de mon âme11. » Il laisse alors un message éternel sur le sol et les murs de la Knesset, celui de l’héritage spirituel du peuple juif, rappelant ainsi aux instances dirigeantes d’Israël qu’elles doivent se souvenir du passé et se tourner vers l’avenir lorsqu’elles sont appelées à prendre les décisions importantes qui façonnent le pays.