Mosaïque

Le Repas des Anges, Chapelle Sainte-Roseline, Les Arcs-sur-Argens

La mosaïque Le Repas des anges ou Le Miracle de sainte Roseline, réalisée par Marc Chagall en 1975, constitue un chef-d’œuvre unique au cœur de la chapelle homonyme située aux Arcs-sur-Argens. Créée à l’initiative de Marguerite Maeght, cette œuvre fait partie d’un projet décoratif innovant réunissant des artistes de la galerie Maeght et faisant renaître la chapelle entre 1968 et 1975. La mosaïque s’inscrit dans le corpus des quatre mosaïques à thème religieux de Chagall, avec Le Mur des Lamentations, Knesset, Jérusalem (1964 - 1966), Le Prophète Élie ou Le Char d'Élie, Musée national Marc Chagall, Nice (1970 - 1973) et Moïse sauvé des eaux, Cathédrale Notre-Dame de la Nativité, Vence (1979)1, mais elle s’en démarque puisque l’artiste puise son inspiration dans la vie d’un saint chrétien, et non pas dans la Bible.

Roseline de Villeneuve, née aux Arcs autour de 1270 dans une noble famille de la région, incarne une figure marquante de la dévotion provençale. Deux miracles majeurs jalonnent sa vie et témoignent de sa sainteté. Le premier, le « miracle des roses », raconte comment, enfant, elle détourne des vivres du château familial pour les offrir aux pauvres. Surprise par son père, elle ouvre son tablier et laisse s’échapper une brassée de roses. Le second miracle, connu sous le nom de « repas des anges », se déroule durant son noviciat à Prébayon. Chargée de préparer le repas pour la communauté des Chartreuses, la jeune fille s’interrompt pour parler à Dieu. À l’arrivée des sœurs, le repas n’étant pas prêt, des anges descendent du ciel et dressent la table de mets abondants. Ces épisodes, ancrés dans la tradition chrétienne provençale, illustrent la vie exemplaire de la sainte, vénérée pour son humilité, sa charité et sa dévotion. En 1334, son corps est exhumé et transféré dans la chapelle du couvent. Celui-ci est retrouvé miraculeusement intact, ses yeux brillant comme si elle était encore en vie. Les yeux sont alors placés dans un reliquaire tandis que son corps est embaumé et déposé dans une châsse. Son culte ne se diffuse qu’à partir du XVIIe siècle, aux environs des Arcs ; il connaît ensuite au XIXe siècle en Provence un essor considérable, grâce à l’Église et à l’engagement de la famille de Villeneuve, qui aboutira à la canonisation de Roseline. Les reliques de la sainte attirent une foule de fidèles en pèlerinage2, venus de toute la région.

Native de Cannes, Marguerite Maeght voue un culte profond à la sainte provençale. Durant sa jeunesse, elle effectue régulièrement le pèlerinage à la chapelle Sainte-Roseline du couvent de La Celle-Roubaud. Elle lui restera fidèle jusqu’à sa mort, la messe de ses funérailles étant même célébrée dans la chapelle des Arcs. Après la naissance, tant attendue, de son petit-fils Jules en 1968, Marguerite retrouve la chapelle de son enfance, qui est, à ce moment-là, dans un triste état de dégradation. Elle propose au curé des Arcs, l’abbé Gamba, d’entamer des travaux de restauration de cette chapelle, qui conserve un ensemble d’objets religieux dont des ex-voto et un retable du XVIIe siècle, sous lequel reposent les ossements de la famille de Villeneuve.

En 1969, les travaux envisagés par Marguerite Maeght sont entrepris : installation d’un éclairage, rénovation de la toiture, réfection des sols, restauration des retables, et application d’une peinture claire. Elle entend faire de ce projet une référence majeure dans le mouvement de renouveau de l’art sacré, qui émerge après la Seconde Guerre mondiale grâce à l’engagement artistique des pères Marie-Alain Couturier et Régamey. Souhaitant instituer un dialogue entre art ancien et art moderne, elle invite les artistes les plus proches de la galerie Maeght à concevoir des œuvres pour la décoration du lieu : à Diego Giacometti est confiée la conception de l’ambon, un lutrin placé à l’entrée du chœur, les vantaux de la nouvelle niche du reliquaire abritant les yeux de sainte Roseline dans le bas-côté, ainsi que le bas-relief du Miracle des roses, qu’il dessine dans un style inspiré des reliefs de l’Égypte antique. Les vitraux sont le fruit du travail des deux artistes Jean Bazaine et Raoul Ubac : l’harmonie des lignes et des couleurs exprime une relation intime au divin. La chapelle rénovée est ainsi inaugurée le jour du pèlerinage de la sainte, le dimanche 2 août 1970.

La mosaïque Le Repas des anges offerte par Chagall est installée quelques années plus tard : la maquette de l’œuvre est dévoilée en janvier 1975. Chagall collabore avec le mosaïste Michel Tharin, après le succès rencontré avec la mosaïque Les Quatre Saisons, First National Bank Plaza, Chicago (1971 - 1974), inaugurée en 1974 à Chicago3. À la demande de l’artiste, le retable du XVIIe siècle est déplacé pour pouvoir accueillir la mosaïque et offrir le recul nécessaire à sa contemplation. Après la présentation de la maquette, le mosaïste commence à intervenir sur le site en mai 1975, pour la réalisation de ce projet monumental. Le 14 mai 1975, dans une lettre adressée à Chagall, le nouveau curé des Arcs, M. Ventre, exprime sa reconnaissance pour le choix du thème de la mosaïque, venant parfaire le projet décoratif commencé par Marguerite Maeght. « J’ai le plaisir de vous confirmer la nouvelle que Madame et Monsieur Maeght vous ont certainement annoncée : Monsieur Tharin travaille à la réalisation de votre œuvre depuis le début mai. Déjà s’esquisse l’œuvre qui va être, grâce à votre bonté, un nouveau trésor de la chapelle Sainte-Roseline si chère à nos cœurs. Permettez-moi de vous exprimer avec toute ma gratitude et celle des paroissiens, notre admiration. Lorsque Madame et Monsieur Tharin m’ont présenté votre maquette, en janvier dernier, je fus émerveillé par sa beauté et par le sujet que vous avez choisi : “Le repas des anges !” Le message de sainte Roseline est toujours celui de la table ouverte à tous et en particulier aux plus pauvres4. »

Pour la maquette de la mosaïque illustrant le second miracle de la sainte, le « repas des anges », Chagall reprend le thème de l’hospitalité, déjà présent dans son tableau Abraham et les Trois Anges. L’artiste s’inspire, dans les deux œuvres, de l’icône russe La Trinité5 d’Andreï Roublev, datant de 1410-1427. Il propose une disposition triangulaire de personnages ailés, disposés autour d’une table, fidèle à l’esprit de l’icône. Comme dans ses lithographies des années 1970, il accorde une grande liberté au trait noir, qui structure les formes et qui délimite le pourtour de l’œuvre par le biais d’une frise décorative géométrique. Les couleurs s’échappent des contours, créant un effet de fluidité et de liberté. Des morceaux de tissus à motifs floraux sont collés et intégrés dans les empâtements de peinture colorée, contribuant ainsi à disposer les masses de couleurs dans l’espace. Chagall adopte cette technique du collage à partir des années 1960 pour ses esquisses de projets monumentaux comme les vitraux ou les œuvres peintes de grand format. Laissé en réserve, le fond est ponctué de touches blanches, qui semblent indiquer des corrections.

Dans sa mosaïque, Chagall joue avec l’architecture de l’arc en plein cintre et imagine une fenêtre, qui s’ouvre telle une scène de théâtre. Le rideau floral se lève, dévoilant deux anges majestueux qui viennent de dresser la table, transformant ainsi l’instant en un tableau théâtral suspendu dans le temps. Au premier plan, la table garnie de mets occupe toute la partie inférieure de la mosaïque. Une corbeille de fruits, des couverts, une carafe, des plats et un bouquet de fleurs sont soulignés par de délicates touches de violet et de bleu, apportant ombre et nuance au trait sombre. À droite, sainte Roseline est représentée avec des ailes et semble plongée dans ses pensées. Subtilement ombrée de bleu, elle a les mains jointes en prière pour rappeler son alliance avec Dieu. À gauche, un ange apparaît de profil, ponctué de touches de vert et d’orange. De sa main droite, il désigne la table. Dans la partie supérieure, un autre ange, rehaussé de nuances de rose, de jaune et de vert, surplombe la scène et, d’un geste accueillant, il invite à rejoindre la table. La composition triangulaire des figures ailées est renforcée par la complémentarité des couleurs de leurs ailes, mêlant des touches de bleu, de vert et de rose. En arrière-plan, se distingue une évocation de la ville d’Avignon proche du monastère de Saint-André-de-Ramières. Ces éléments architecturaux rappellent les villages provençaux déjà présents dans la mosaïque Le Prophète Élie ou encore dans le paysage méditerranéen de celle d’Orphée6. Autour de la scène centrale, qui se distingue par la profondeur exceptionnelle que Chagall lui confère, se déploie un véritable bouquet coloré de fleurs et de feuillages, symboles de vitalité et d’élévation spirituelle, qui évoquent le premier miracle des roses. Les nuances de bleu, rouge, vert, rose et orange se mêlent harmonieusement, certaines reprenant à l’identique les motifs des morceaux de tissus collés de la maquette. Au sommet, dans sa partie supérieure, trône un soleil majestueux, rappelant ceux des mosaïques du Le Grand Soleil, villa La Colline, Saint-Paul-de-Vence (1965 - 1967)7, d’Orphée et des Quatre Saisons. Les contours, marqués par des tesselles de granit noir ou de marbre gris, reprennent fidèlement ceux de la maquette et se distinguent nettement du fond clair de la mosaïque. Cette dernière offre une composition dynamique et vibrante, jouant avec les subtils reflets de lumière et les textures des multiples tesselles qui la composent, soit plus d’une tonne de verre et de pierre. Les tesselles de marbre de différentes nuances de blanc et de crème, au rendu très mat, tranchent nettement avec les carreaux de pâte de verre, brillants et reflétant la lumière. Dans le cadre unique de cette chapelle et en dialogue avec les autres œuvres, ces jeux de lumière transforment l’espace architectural en une expérience spirituelle et sensorielle.

La mosaïque de la chapelle Sainte-Roseline des Arcs-sur-Argens est inaugurée le samedi 2 août 1975 lors d’une fête provençale. Autour des marchands d’art, Marguerite et Aimé Maeght, une assistance nombreuse d’artistes et de personnalités du monde culturel se trouve réunie, parmi lesquels Vava et Marc Chagall, Pilar et Joan Miró, Jean Bazaine, Aguy et Raoul Ubac, Xavière et Pierre Tal-Coat, Pili et Eduardo Chillida, Claude Pompidou, Jean-Louis Prat, Bernard Anthonioz, directeur de la création au ministère des Affaires culturelles, ainsi qu’Yves Augeard, architecte en chef des Monuments historiques du Var. Également présents, Mgr Brand, évêque de Fréjus, M. Jauffret, maire des Arcs, M. Robert et M. Lambertin, les préfets du Var et des Alpes-Maritimes, ainsi que M. Gérard, sous-préfet de Draguignan. Aujourd’hui, la chapelle Sainte-Roseline des Arcs-sur-Argens est ouverte au public et s’intègre dans un domaine viticole, où sont régulièrement organisées des expositions d’art contemporain.

Gregory Couderc
1 Voir les textes de Sharon Soffer, Grégory Couderc et Eva Pasquier dans le présent catalogue raisonné.
2 Le pèlerinage en honneur de sainte Roseline s’effectue traditionnellement le 2 août.
3 Voir le texte de Sofiya Glukhova dans le présent catalogue raisonné.
4 Lettre de M. Ventre à Marc Chagall le 14 mai 1975, Paris, Archives Marc et Ida Chagall, AMIC-2A-0229-057.
5 Conservée à la galerie Tretiakov de Moscou.
6 Voir le texte de Sofiya Glukhova dans le présent catalogue raisonné.
7 Voir le texte de Meret Meyer dans le présent catalogue raisonné.
Publié originellement dans le catalogue De pierre et de verre. Chagall en mosaïque
© GrandPalaisRmn, Paris, 2025

Œuvres liées

  • Marc CHAGALL, en collaboration avec Michel THARIN, Le Repas des Anges, Chapelle Sainte-Roseline, Les Arcs-sur-Argens, 1974 - 1975, marbre, granit et pâtes de verre, 648 x 570 cm, Chapelle Sainte-Roseline, Les Arcs-sur-Argens © François Fernandez / GrandPalaisRmn/ADAGP, Paris, 2025

  • Marc CHAGALL, en collaboration avec Michel THARIN, Le Repas des Anges, Chapelle Sainte-Roseline, Les Arcs-sur-Argens, 1974 - 1975, marbre, granit et pâtes de verre, 648 x 570 cm, Chapelle Sainte-Roseline, Les Arcs-sur-Argens © François Fernandez / GrandPalaisRmn/ADAGP, Paris, 2025