Mosaïque

Le Prophète Élie

ou Le Char d'Élie, Musée national Marc Chagall, Nice

Parmi les quatre mosaïques bibliques conçues par Marc Chagall, Le Prophète Élie occupe une place éminente, s’inscrivant au cœur du projet fondateur du Musée national Message Biblique Marc Chagall. L’artiste y déploie une énergie considérable, animé par la volonté de transmettre des messages de spiritualité et de paix. Cette mosaïque enrichit et parachève le cycle du Message Biblique, renforçant ainsi l’intensité humaniste de l’œuvre de Chagall.

En 1952, Chagall imagine, pour les chapelles du Calvaire à Vence, un programme ambitieux : un « lieu de recueillement » pour lequel il prévoit des œuvres inspirées de la Bible, à la portée spirituelle et universelle. L’artiste s’investit dans cette entreprise pendant dix années, de 1956 à 1966, mais celle-ci est finalement abandonnée à la suite de pétitions visant à maintenir, dans la chapelle, un chemin de croix sculpté du XVIIIe siècle. André Malraux, ministre des Affaires culturelles, et Chagall conviennent alors d’offrir à la France l’ensemble du cycle du Message Biblique en vue de la création d’un musée. Deux donations1 successives, effectuées par Marc et Valentina Chagall en 1966 et 1972 et composées de cinq cent soixante œuvres, constituent le cœur historique de la collection. L’artiste approuve le terrain généreusement proposé par la Ville de Nice, situé dans le quartier de Cimiez, sur la parcelle connue sous le nom de l’« Olivetto ». Le ministère des Affaires culturelles confie l’opération à l’architecte André Hermant, ancien collaborateur d’Auguste Perret et de Le Corbusier. Chagall, en étroite collaboration avec l’architecte, participe activement à la conception et à la construction du musée dédié à son œuvre. Conçu comme « une maison des arts pour tous2 », le musée est inauguré le 7 juillet 1973, jour de l’anniversaire de Chagall, qui fête alors ses 86 ans. La création de ce premier musée national consacré à un artiste vivant est un événement d’envergure nationale, relayé par une élogieuse campagne de presse.

Pour magnifier cet édifice, Chagall conçoit trois œuvres monumentales, qui lui confèrent un caractère d’exception. La tapisserie de haute lisse, Paysage méditerranéen, tissée en 1971 à la manufacture des Gobelins à Paris, célèbre la lumière éclatante de la Riviera. Destinée à orner l’entrée du musée3, cette œuvre poétique est une dédicace à la Méditerranée. Les trois vitraux La Création du monde, réalisés par le maître verrier Charles Marq à Reims, viennent compléter les épisodes de la Genèse représentés dans les toiles du Message Biblique. Ils enveloppent la salle de concert d’une lumière bleutée d’une rare intimité. Les chemins de plomb aux formes mouvementées traduisent le chaos cosmique d’où émergent Adam, Ève et une profusion d’animaux, sujets récurrents dans l’univers de Chagall. Enfin, la mosaïque Le Prophète Élie, qui se reflète majestueusement dans un miroir d’eau.

Pour cette œuvre, Chagall exécute, en 19704, deux maquettes dont la composition générale est sensiblement similaire. En revanche, elles présentent dans les détails de réelles divergences. Dans la première5 version, l’artiste met en lumière la mythologie gréco-romaine, en écho avec les paysages et les éléments méditerranéens, à l’image de la mosaïque Le Message d'Ulysse, Faculté de droit et de sciences économiques, Nice (1967 - 1969), réalisée entre 1967 et 1968 pour la faculté de droit de Nice6. L’évocation biblique y est discrète : seuls un Arbre de vie et une colombe en plein envol, occupant la position centrale, peuvent être interprétés comme des références à une iconographie spirituelle. Le cercle du zodiaque, très régulier, est entouré de plusieurs arbres, ainsi que de petites maisons provençales formant des hameaux pittoresques. Dans la partie supérieure, une forme semi-circulaire suggère la présence d’un astre lointain, observé depuis la voûte céleste que dessinent les signes du zodiaque. Chagall convoque ainsi les caractéristiques essentielles de l’Univers – la Terre, représentée par sa végétation luxuriante et ses villages, et le ciel, symbolisé par le zodiaque –, établissant un dialogue poétique entre le monde terrestre et le cosmos.

La deuxième maquette est une image fidèle de la composition et des couleurs de la mosaïque. Dans la première maquette pour Le Prophète Élie, de nombreux repentirs à la gouache blanche illustrent les modifications effectuées par l’artiste, permettant ainsi de supposer qu’il s’agit d’une esquisse initiale, finalement abandonnée au profit d’une seconde étude. Cette dernière intègre le prophète Élie en position centrale, dans des tonalités chaudes, orangées. L’originalité de cette version, aboutie, réside dans le choix de Chagall de ne pas isoler les signes du zodiaque. L’artiste préfère les intégrer dans une composition harmonieuse d’éléments végétaux et architecturaux méditerranéens résonnant avec une palette de couleurs vibrantes de bleu, de rose et de vert.

Comme pour les mosaïques précédentes, Chagall confie à Lino Melano la mission de transposition de l’œuvre du papier au mur. Dès l’été 1970, Chagall exprime à l’architecte Hermant son souhait de commencer le chantier rapidement, la maquette étant prête. Melano présente un premier devis7 de 1 800 francs le mètre carré, soit 54 000 francs pour la mosaïque, hors échafaudage. Le travail accuse un retard, dû en partie au financement de la mosaïque, qui n’avait pas été prévu dans le budget initial. Au début de l’année 1971, la direction de la création du ministère des Affaires culturelles, représentée par son inspecteur général, Bernard Anthonioz, accepte de prendre en charge la mosaïque et le vitrail. Melano propose un nouveau devis8, moins onéreux, de 23 500 francs, hors échafaudage, et commence le travail après réception de son contrat9 au second semestre 1971. En avril 1972, la mosaïque n’est qu’à moitié achevée. Il semble qu’Heidi Melano n’ait pas participé à ce projet, comme en témoigne son absence sur les photographies et le recours de Melano à l’expertise de Michel Tharin10, qui avait déjà collaboré avec lui sur la façade du musée Fernand-Léger à Biot. En totalité, le chantier aura duré neuf mois non consécutifs.

La mosaïque du Musée national Message Biblique Marc Chagall se distingue par l’établissement d’un dialogue poétique entre le thème biblique de l’ascension du prophète Élie au ciel et l’univers céleste incarné par le zodiaque gréco-romain. D’une part, l’artiste relate un épisode majeur du livre des Rois : Élie accorde à Élisée le droit de devenir son disciple et d’hériter de son statut spirituel, à condition que celui-ci soit présent lors de son ascension. Tandis qu’ils cheminent ensemble, un char et des chevaux de feu les séparent, et Élie est emporté au ciel dans un tourbillon, laissant son manteau à Élisée, qui devient alors le nouveau prophète. Ce sujet biblique est traité de nombreuses fois par Chagall après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il s’intéresse particulièrement aux figures bibliques tels les patriarches, les rois et les prophètes. D’autre part, Élie est un personnage ayant une place importante dans la ferveur hassidique dans laquelle Chagall a passé son enfance : « À une heure si tardive ouvrir la porte, la porte du dehors, pour faire entrer le prophète Ilya ? […] Mais où est Ilya, et son char blanc ? Peut-être reste-t-il encore dans la cour, et sous l’aspect d’un vieillard chétif, d’un mendiant voûté, avec un sac sur le dos et une canne à la main, va-t-il entrer à la maison11 ? » Élie apparaît en 1956 dans une gravure de la Bible éditée par Tériade, puis dans de nombreuses œuvres de différentes techniques : peinture, dessin, lithographie, sculpture, céramique.

Par ailleurs, depuis l’Antiquité, le zodiaque met en lumière la conception circulaire et cyclique du temps, symbolisée par le mouvement ininterrompu des astres dans la voûte céleste. Chaque signe, associé à une période spécifique de l’année, illustre l’éternel recommencement des saisons et des rythmes de la vie. Cette représentation transcende la linéarité du temps humain pour évoquer une temporalité cosmique, où passé, présent et futur s’entrelacent dans une harmonie universelle. Chagall y perçoit une dimension spirituelle s’inscrivant dans la continuité du Message Biblique. Il accentue la circularité des formes, des plus petites, telles les roues du char, à l’orbe entourant la figure centrale, jusqu’à la forme ovale du zodiaque périphérique. Cette disposition formelle s’inscrit dans une tradition peu connue de représentations du zodiaque dans les synagogues, à l’instar de celle de Beth Alfa, près de Haïfa en Israël, datée du Ve siècle, au sein de laquelle le zodiaque entoure la figure d’Apollon sur son char, ou de Gwozdziec, à Hvizdets (dans l’actuelle Ukraine), du XVIIe siècle, de l’ancien royaume de Pologne-Lituanie. Dans la mosaïque du musée, Chagall innove dans la composition en intégrant les signes du zodiaque dans un paysage provençal dans lequel le regard glisse des couleurs aux symboles célestes. Ces éléments sont renforcés par le tournoiement des taches de couleurs bleue, rose et verte qui se répondent. L’association de la figure biblique centrale et de celles du zodiaque antique fait ainsi apparaître un syncrétisme des différentes traditions de la culture méditerranéenne et de l’Ancien Testament.

La mosaïque du Musée national Marc Chagall est sans conteste une des plus importantes et des plus réussies par son intégration et son dialogue avec l’architecture du musée. Suspendue au-dessus d’un miroir d’eau, elle révèle toute sa magie grâce aux vibrations lumineuses créées par les variations de l’éclairage sur les tesselles en pierre et en pâte de verre, de jour comme de nuit.

Gregory Couderc
1 Dix-sept tableaux du cycle du Message Biblique, esquisses préparatoires du cycle (1956-1966), gouaches préparatoires pour la Bible illustrée (1931), gravures et matrices en cuivre pour la Bible éditée par Tériade (1956), lithographies originales de la revue Verve (1956 et 1960) ainsi qu’un ensemble de sculptures. La première donation a été exposée en avant-première au Louvre en juin 1967.
2 Extrait du discours d’inauguration du Musée national Message Biblique Marc Chagall, le 7 juillet 1973. Lors de l’ouverture, Chagall prononce un discours émouvant, prônant l’universalité et le dialogue spirituel. Les célébrations se clôturent par les concerts de Claude Helffer, le 6 juillet, et de Karl Münchinger accompagné de l’orchestre de Stuttgart le 7 juillet.
Voir Anne Dopffer et Elisabeth Pacoud-Rème (préf.), Musée national Marc Chagall. Guide de visite, Paris, Éditions de la RMN, 2018, p. 6-7.
3 Elle n’est exposée que ponctuellement pour des raisons de conservation.
4 Lettre de Marc Chagall à André Hermant, 3 août 1970, Paris, Archives Marc et Ida Chagall, AMIC-5A-0003-117.
5 Acquisition en 2023 par le musée.
6 Voir le texte d’Ambre Gauthier dans le présent catalogue raisonné.
7 Lettre de Lino Melano à André Hermant, 6 août 1970, Paris, Archives nationales, 20150335/32.
8 Lettre de Marc Chagall à Lino Melano, 22 février 1971, Paris, Archives Marc et Ida Chagall, AMIC-2A-0160-054 et lettre de Bernard Anthonioz à Lino Melano, 15 mars 1971, Paris, Archives nationales, 20150335/32.
9 Contrat envoyé à Lino Melano par Bernard Anthonioz en quatre exemplaires le 8 juin 1971, Paris, Archives Marc et Ida Chagall, AMIC-2A-0134-066.
10 Attestation de Chagall datée du 12 avril 1972, certifiant que Michel Tharin travaille sur le chantier de la mosaïque à Nice à partir de la maquette qu’il a réalisée, Paris, Archives Marc et Ida Chagall, AMIC-2A-0106-027.
11 Marc Chagall, Ma vie, Paris, Stock, 2003, [1re éd. 1931].
Publié originellement dans le catalogue De pierre et de verre. Chagall en mosaïque
© GrandPalaisRmn, Paris, 2025

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Œuvres liées

  • Marc CHAGALL, en collaboration avec LINO MELANO, MICHEL THARIN, Le Prophète Élie ou Le Char d'Élie, Musée national Marc Chagall, Nice, 1970 - 1973, marbre, granit, pâtes de verre, 715 x 570 cm, Centre national des arts plastiques, Paris la Défense, en dépôt Musée national Marc Chagall, Nice © François FERNANDEZ, François Fernandez / GrandPalaisRmn/ADAGP, Paris, 2025

  • Marc CHAGALL, en collaboration avec LINO MELANO, MICHEL THARIN, Le Prophète Élie ou Le Char d'Élie, Musée national Marc Chagall, Nice, 1970 - 1973, marbre, granit, pâtes de verre, 715 x 570 cm, Centre national des arts plastiques, Paris la Défense, en dépôt Musée national Marc Chagall, Nice © François FERNANDEZ, François Fernandez / GrandPalaisRmn/ADAGP, Paris, 2025

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