« La rotation générale et silencieuse du monde1»
Entre la fin de juin et le début de juillet 1966, Marc et Valentina Chagall emménagent dans une grande maison construite sur une colline boisée du quartier des Gardettes, à Saint-Paul-de-Vence, proche de la Fondation Marguerite et Aimé Maeght. Pour la toute première fois de sa vie, à presque quatre-vingts ans, l’artiste envisage d’être propriétaire de son lieu de vie et de travail. Le couple, domicilié alors aux Collines à Vence, confie la conception et la construction à André Svetchine, architecte français d’origine russe2, sur les recommandations présumées3 d’Aimé et Marguerite Maeght4 et d’autres connaissances, ne serait-ce que Nadia Léger5.
Construit entre 1964 et 1966, sur une plate-forme nommée « La Colline », soutenue par une rocaille et surplombant le surplus du terrain au sud, cet important corps de bâtiment comporte trois parties de tailles inégales qui s’étendent de l’est à l’ouest. Les plus grands espaces dits « professionnels » sont réservés au travail (avec un vaste atelier ouvert sur une grande baie vitrée, destiné au travail quotidien dont la réalisation et le stockage des formats monumentaux, un atelier consacré à la gravure, un autre réservé à la sculpture et des pièces plus petites pour le rangement). Au centre, les lumineux et spacieux espaces de vie et de réception, ponctués de grands tableaux, donnent sur une terrasse couverte dans le jardin. Du côté de cette terrasse couverte, sur laquelle les repas étaient servis, un mur à l’extérieur a été d’emblée prévu afin de séparer les espaces de vie des espaces de travail, sur lequel prendra place la mosaïque.
Dans un courrier adressé par Chagall à l’artisan Lino Melano le 7 août 1965, l’artiste et sa femme s’inquiètent du déroulement du chantier de la mosaïque dans la demeure parisienne d’Ira et Georges Kostelitz6 et souhaitent recevoir des prises de vue du chantier en cours. Chagall ajoute : « Je voudrais vous faire part aussi d’un petit projet de mosaïque auquel je pense pour ma nouvelle maison de Saint-Paul7. » L’on sait avec certitude que la mosaïque de La Colline n’est pas encore réalisée lorsque Marc et Valentina Chagall emménagent à Saint-Paul-de-Vence, puisque l’artiste adresse un courrier à Melano le 15 novembre 1966 rappelant que « Madame Chagall est un peu inquiète au sujet de sa mosaïque. Envisagez-vous de venir ici et pourrait-on vous voir ? Si vous venez, avec la maquette, nous pourrions en parler devant le mur8. » Dans sa réponse immédiate du 16 novembre 1966, Melano se veut rassurant : « Je peux vous assurer que nous serions bien plus contents d’être à St Paul et de travailler chez vous – mais notre travail nous prendra jusqu’au 15 décembre environ – vous pouvez rassurer Madame Chagall à propos de sa mosaïque, nous l’avons (sic) absolument pas oubliée9. »
Pour ce projet de mosaïque destinée à un mur extérieur de sa maison personnelle10, entourée de nature méridionale, buissons et oliviers, Chagall prévoit d’y inscrire, d’une manière naturelle et évidente et par nécessité symbolique, un soleil monumental, à neuf rayons posés sur deux cercles parallèles signifiant le rayonnement de l’énergie solaire, voire la couronne solaire. Cette forme donnée à l’astre, qui fait écho aux neuf branches du chandelier, source de spiritualité célébrée lors de la fête des Lumières, s’inscrit également dans la matière méditerranéenne. Chagall retient pour la représentation de l’astre solaire – bien éloignée d’une restitution scientifique, avec une éruption mise en exergue par des langues de flammes – le dessin des contours du centre du Système solaire et ses rayons pour imprégner à cette nouvelle étape de sa vie d’artiste le soleil levant et sa douce lumière censée dissoudre en amont ou tenir à l’écart toutes ténèbres à venir. Ce soleil imaginé ne brille donc pas par une surface monochrome, mais par des rehauts ou des accents de formes géométriques diverses, de différentes couleurs, qui ponctuent d’une manière extrêmement équilibrée et musicale le ciel ou le fond de teintes claires, en réserve. Pour conférer une voix prépondérante à l’expression de la vie terrestre, dépendante de la source de lumière, l’artiste dédie la silhouette allongée sur fond rouge au village de Saint-Paul-de-Vence11 dans la partie inférieure gauche, les profils d’animaux sur fond vert dans l’angle supérieur gauche, les amoureux enlacés entre deux rayons solaires, l’Arbre de vie dans l’angle inférieur droit et le joueur de schofar qui semble bercé par le contour du centre du soleil ou du pistil au cœur des généreux pétales de fleur.
À ce jour, il est difficile d’affirmer laquelle des deux maquettes préparatoires a été remise pour préparation de la commande par Chagall à Melano en 1966, mais l’on peut supposer que, dans un premier temps, il devait s’agir de la maquette d’apparence stylisée, entièrement réalisée avec des collages de tissus et de papiers rehaussés d’encre et de graphite sur papier. L’autre maquette, principalement constituée d’éléments peints réalisés à la gouache, à l’encre et au graphite associés à quelques rares tissus collés sur un léger fond de mise au carreau, livre au mosaïste des informations complémentaires. Dans cette deuxième maquette, l’on découvre une écriture de Chagall sciemment concentrée sur des détails, à savoir sur la composition à déchiffrer des accents géométriques aux effets de collages découpés. Même les rehauts à la gouache blanche appellent à une traduction souhaitée de ces valeurs en mosaïque, par le choix de tesselles plus claires.
Même si la technique du collage n’est pas une découverte, puisqu’elle se retrouve au cœur des esquisses préparatoires des costumes réalisés en Russie à la fin des années 1910 dans le cadre des pièces du théâtre de littérature yiddish, sa réapparition dès les années américaines pendant l’exil12 annonce alors une tout autre dimension. Dans cette mosaïque, les éléments de collage dépassent la dimension instructive à l’attention de l’artisan, puisqu‘ils constituent le fondement du vocabulaire et de l’écriture même de la composition13. Pour la traduction de la maquette en mosaïque, Melano a donc obligatoirement recours à des qualités de tesselle différentes afin que les parties « collage », réalisées en pâtes de verre de couleurs et d’épaisseurs différentes, fines, opaques ou transparentes, se détachent du fond clair conçu en une multitude de teintes et de textures variées. Retaillée à la main à la forme souhaitée, chaque tesselle, selon son orientation et son dépassement définis, participe activement à une lecture attendue en mouvement continu, qui reste tout au long de la journée à l’écoute des jeux de lumière et d’ombre du soleil. Ainsi la mosaïque Le Grand Soleil, empreinte de lumière éternelle sur le mur extérieur de la maison du peintre, articulée par une orchestration de variations de tesselles, devenues à la fois actrices, musiciennes ou danseuses, établit-elle à tout moment un dialogue renouvelé avec la nature environnante, que l’artiste a sciemment choisi pour nourrir et protéger son œuvre ultime dans l’atelier et sa vie personnelle.
Cette mosaïque se confondant avec le mur, devenue partie intégrante de sa maison14, se révèle d’autant plus essentielle qu’elle cristallise, comme l’ensemble de l’œuvre de Chagall, le perpétuel combat mené contre un statut trop longuement collé à sa peau : « Heureux celui qui n’a pas de patrie15. »