Véritable vase-sculpture, les Grands personnages est une œuvre exceptionnelle dans la production de Chagall, tant par sa forme élaborée que par son motif mystérieux. Mesurant presque un demi-mètre de haut, cette pièce tournée et façonnée en terre blanche s’impose par la stature du personnage. Un être siamois, avec deux corps fusionnés et deux têtes s’affichant dans le col du vase creux, est assis les jambes repliées et les mains posées sur les hanches, évoquant l’attitude d’une idole ou d’une divinité bouddhiste. Attitude qui rappelle par ailleurs la position de l’une des figures féminines au corps bleu de la grande peinture intitulée Hommage à Gauguin (1956), plaidant en faveur d’une inspiration extra-occidentale. Dans son travail sur la matière et son esprit expérimental, la pièce se rapproche surtout des « sculptures céramiques » de Gauguin, une dénomination hybride inventée par ce dernier. D’un point de vue iconographique, la position en tailleur du personnage n’est pas sans rappeler ses sculptures en bois, telles que Tii à la perle (1892) ou Tii à la coquille (1892), tandis que le torse féminin dédoublé pourrait renvoyer à un élément supérieur du Vase en forme de souche (1887-1888) en grès1.
Outre l’influence de Gauguin sur le plan stylistique, les Grands personnages se situent dans le prolongement des recherches menées par les artistes céramistes des années 1950, qui proposent un agencement sculptural de volumes conjugué à un aspect tactile : « L’artiste va […] créer une céramique sculpture qui se déploiera dans l’espace, soit en s’appuyant sur une esthétique biomorphique, soit en pratiquant une sorte de jeu de construction de volumes assemblés2. » Afin d’incarner davantage cette figure anthropomorphe, Chagall lui octroie un épiderme vitrifié translucide que seule la technique d’émaillage céramique peut lui offrir. Transposant de subtiles valeurs picturales à travers de capricieuses glaçures colorées, l’artiste travaille en superposition de teintes blanches, lilas, jaunes, bleues et grises. De multiples traits gravés dynamiques créent une vibration supplémentaire de la matière, tandis que des nuances et des reflets scintillants renforcent la présence céleste du personnage. La création de cette pièce intervient à un moment charnière du parcours de l’artiste, peu après la réalisation des premiers vitraux pour Notre-Dame-de-Toute-Grâce d’Assy, les études pour la synagogue de l’hôpital Hadassah à Jérusalem, et pendant le travail sur les vitraux de la cathédrale de Metz. On y perçoit ainsi la transposition des recherches sur la transparence, les effets de lumière et le graphisme, associées à la pratique du vitrail, notamment à travers la technique du verre gravé à l’acide ou encore de la peinture à la grisaille.
Les figures au double profil et au corps dédoublé sont fréquentes dans l’œuvre de Chagall. Ici, le développement du torse évoque des corps fusionnés dotés de seins se prolongeant en deux cous portant deux têtes penchées l’une vers l’autre dans un geste de tendresse. On retrouve ce motif du corps unique avec deux têtes distinctes dans l’une des peintures emblématiques de la première période parisienne de l’artiste, Hommage à Apollinaire ou Adam et Ève (1913), où deux figures, masculine et féminine, ont une paire de jambes pour deux. Fusion amoureuse ou union d’âmes sœurs rêvée, ces figures fascinent par leur promesse d’harmonie retrouvée.