Marc Chagall et les ateliers de céramique du sud de la France

09/09/2024 - 

Quitterie du Vigier

« Ces quelques pièces, ces quelques essais de la céramique, sont une sorte d’avant-goût : l’aboutissement de ma vie dans le Midi de la France, là où on sent puissamment la signification de cet artisanat. La terre même sur laquelle je marche est si lumineuse. Elle semble m’appeler tendrement du regard. […] J’ai voulu user de cette terre comme les vieux artisans, éviter des effets décoratifs qui ne sont pas essentiels, et tout en restant à l’intérieur des limites de la céramique pure, y insuffler l’écho d’un art à la fois proche et lointain », affirme Marc Chagall en 19521

Dès 1949, Chagall s’installe dans le sud de la France et y découvre la lumière du Midi qui devient une source d’inspiration. Dans la région, il s’essaie à l’art de la terre et du feu dans des ateliers de céramistes et s’inscrit dans une tradition potière méridionale (enrichie historiquement par les échanges commerciaux et l’arrivée d’artisans italiens). En effet, outre le caractère ancestral de cette technique, entre le XVIe et le XIXe siècle, les poteries méridionales domestiques circulent et sont objets de commerce. Se développe notamment en Provence un savoir-faire, comme à Biot où l’arrivée d’une « communauté venue de la Riviera génoise » va apporter sa technique, et la ville sera connue pour ses jarres2. À Vallauris, au début du XVIe siècle, avec « l’arrivée massive de familles italiennes », « la fabrication de poteries locales se généralise3 » et la ville devient petit à petit une véritable « cité potière » grâce à la qualité de sa terre réfractaire (résistante à la chaleur4) jusqu’au XIXe siècle où la production est majoritairement industrialisée. À la fin des années 1930, après le déclin des fabriques de poteries dû à « la concurrence de l’aluminium5 », une nouvelle génération d’artisans – dont fait partie Suzanne Ramié de l’atelier Madoura – redonne vie à la cité.

Dans un contexte d’émulation autour de la céramique à Vallauris, provoquée notamment par la venue de Pablo Picasso en 1947 et son travail à Madoura, Chagall, à l’instar d’autres artistes tels que Henri Matisse ou Victor Brauner, est désireux de s’essayer à cette technique. Les céramiques d’artistes bouleversent les frontières entre art et artisanat et l’œuvre céramique de Chagall, très riche, est constituée de plus de trois cents pièces6.

L’étude des Archives Marc et Ida Chagall et des pièces révèle que, indépendamment de l’atelier Madoura, Chagall fréquente plusieurs ateliers locaux de potiers. Ainsi, l’état actuel des recherches sur ces ateliers de céramiques fréquentés par Chagall permet de retracer son parcours à travers divers lieux de production dans le Midi : à Antibes, Vence et Vallauris.

Marc Chagall et les potiers du Midi

Facture de la Poterie des Remparts, non datée, Archives Marc et Ida Chagall, Paris, AMIC-4A-0008-003.
(fig. 1) Facture de la Poterie des Remparts, non datée, Archives Marc et Ida Chagall, Paris, AMIC-4A-0008-003. © Archives Marc et Ida Chagall, Paris

Il est fort probable que Chagall initie sa production en 1949 à la Poterie des Remparts à Antibes7 chez Mme Bonneau8, où travaillait également le peintre et céramiste Serge Ramel en 19489. Marc Chagall y réalise tout au moins treize pièces portant la marque en creux « Poterie des Remparts » dont deux plats d’une série de treize céramiques figurant les Fables de La Fontaine10 : Fables de La Fontaine : Le Coq et la Perle (1950) et Fables de La Fontaine : Le Renard et la Cigogne (1950). Une facture11 mentionne également trois vases, une plaque, et deux plats (« un plat coq » et un plat « fontaine de Moïse », sûrement Moïse à la source (1950)) (fig. 1 et 2). Les formes réalisées à la Poterie des Remparts conservent une certaine simplicité. L’artiste travaille la matière, « dessine » figures et motifs aux engobes et aux oxydes et joue avec la brillance de l’émail comme sur la pièce Judith et Holopherne (1950), s’apparentant à une « peinture-céramique12 » (pour reprendre l’expression de Charles Estienne).

Facture de la Poterie des Remparts, non datée, Archives Marc et Ida Chagall, Paris, AMIC-4A-0008-003.
(fig. 2) Facture de la Poterie des Remparts, non datée, Archives Marc et Ida Chagall, Paris, AMIC-4A-0008-003. © © Archives Marc et Ida Chagall, Paris

Marc Chagall travaille avec Serge Ramel, installé par la suite à la Poterie du Peyra à Vence13, et aurait, de plus, réalisé des céramiques et utilisé le four à l’atelier Lebasque à Clausonnes, production qui fut détruite lors d’un incendie14. Chagall fréquente ensuite l’atelier Art feu céramiques et faïences d’art A. & R. Roux à Juan-les-Pins comme en attestent une lettre de paiement de 195415 et une facture pour une plaque et cinq plats16

L’étude des céramiques de l’artiste permet par ailleurs de mettre en lumière une collaboration avec le céramiste Marius Giuge – sûrement pour l’utilisation des formes – concernant au moins quatre pièces en terre blanche décorées aux oxydes sur émail, à l’instar de La Conversation (1958). Enfin, les deux céramiques les plus tardives Homme et oiseau (1972) et Autoportrait (1972) furent réalisées en 1972 en collaboration avec le céramiste Michel Muraour17

La diversité des ateliers fréquentés, ces rencontres et collaborations révèlent une volonté de l’artiste d’élargir sa pratique artistique et de s’essayer assidûment à cette technique nouvellement expérimentée.

Marc Chagall à l’atelier Madoura à Vallauris

Chagall collabore avec l’atelier Madoura, dirigé par Suzanne et Georges Ramié, et participe au renouveau de la céramique à Vallauris. Suzanne Ramié réinvente la poterie culinaire, aidée par le premier collaborateur de l’atelier, le tourneur Jules Agard18. À partir de 194719, Picasso travaille à l’atelier Madoura, participant à la renommée du lieu. C’est sûrement cela qui amène Chagall à y œuvrer. Son travail à Madoura commence probablement en 195120. S’il nous est pour l’instant impossible de dénombrer la quantité exacte de pièces produites chez Madoura21, cette collaboration bénéficie d’une riche documentation photographique (fig. 3).

Marc Chagall tient à deux mains une céramique en forme d'oiseau.
Marc Chagall, atelier Madoura, Vallauris, 1962 © Izis - Manuel Bidermanas.
Couverture du catalogue de l’exposition Chagall : Céramiques à la galerie Madoura, août- septembre 1962.
(fig. 4) Couverture du catalogue de l’exposition Chagall : Céramiques à la galerie Madoura, août- septembre 1962.

Préalablement à la fabrication des céramiques à Madoura, Chagall exécute dessins et études (une sélection de travaux préparatoires fut exposée en 1962 à la galerie Madoura) (fig. 4). L’artiste décore des formes utilitaires (assiettes, plats, vases, cruches) mais réalise aussi des plaques, carreaux pour céramiques murales ainsi que des pièces de forme. Les vases et pièces de forme, à l’instar de l’œuvre Les Amoureux et la Bête (1957), tendent vers la sculpture. L’artiste nomme d’ailleurs certaines œuvres des « vases-sculptures22 » qui donnent à voir toute la virtuosité et le savoir-faire de Madoura. 

Pour créer ses pièces, l’artiste se procure des matériaux tels que la terre commercialisée par la société L’Union et les émaux et couleurs de l’usine L’Hospied23, dirigée par M. Cox24. La conception des moules est confiée à Loris Cerulli25. Pour les couleurs des engobes et des émaux, Chagall est assisté d’Yvan Oreggia et dispose d’une palette chromatique26. Ses sources d’inspiration sont variées, de l’art russe à la céramique préhispanique27.

Marc Chagall travaillant sur la céramique murale La Traversée de la mer Rouge, vers 1955
(fig. 5) Marc Chagall travaillant sur la céramique murale La Traversée de la mer Rouge, 1957, Vallauris, vers 1955 © DR, Archives Marc et Ida Chagall, Paris.

Parmi les réalisations en collaboration avec l’atelier Madoura, Marc Chagall conçoit en 1951, en vue du mariage de sa fille Ida, un service de table complet composé de 77 pièces28 à émail blanc décorées de motifs peints en bleu cobalt et oxydes de fer29. Puis, en 1956, Chagall crée la céramique murale La Traversée de la mer Rouge, Notre-Dame-de-Toute-Grâce, le plateau d'Assy (1956) (fig. 5). Œuvre monumentale pour le baptistère de l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce, située au Plateau d’Assy, elle est construite entre 1937 et 1946 par Maurice Novarina. L’abbé Jean Devémy et le père Marie-Alain Couturier, à l’initiative de cette construction et ayant pour dessein le renouvellement de l’art sacré en France, font appel à des artistes tels que Pierre Bonnard, Henri Matisse, Germaine Richier et Marc Chagall30 pour décorer l’édifice. La céramique réalisée, pour laquelle Chagall collabore avec Raymond Legrand31, se compose de 90 carreaux en terre cuite. 

Chagall fréquente donc plusieurs ateliers de céramistes, parfois simultanément, dont l’historique atelier Madoura, et s’appuie sur le savoir-faire des artisans locaux. Le travail de la terre pour Chagall – artiste qui voyage et qui est témoin des tourments du XXe siècle, en exil aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale – s’apparente à un ancrage « dans une pratique millénaire pour s’imprégner de l’histoire d’un pays, y faire corps et s’unir avec un sol pour amorcer un nouveau départ32 ». Il énonce : « Je suis venu en France avec encore de la terre sur les racines et mes souliers. C’est long pour que la terre sèche tombe33. » L’artiste entame sa pratique de la céramique légèrement en amont puis concomitamment à la sculpture, révélant une maîtrise de la troisième dimension.

 

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