Mosaïque

Le Message d'Ulysse, Faculté de droit et de sciences économiques, Nice

Le 2 janvier 19671, Marc Chagall reçoit à Vence2 Louis Trotabas, premier doyen de la faculté de droit et de sciences économiques de Nice3, et le docteur Maurice Charles-Alfred, qui viennent le solliciter pour concevoir un projet artistique afin d’orner la faculté de droit et de sciences économiques, alors en construction sur la colline de Magnan.

La Ville de Nice engage une politique universitaire de premier plan dès 1933, avec l’ouverture du Centre universitaire méditerranéen4, projet d’envergure qui incarne l’ambition des autorités publiques de mettre au cœur du projet une pensée humaniste, primordiale pour la formation intellectuelle et artistique des étudiants. Chagall, sensible à cette démarche humaniste, l’est d’autant plus qu’elle prend place dans la capitale azuréenne, dans laquelle doit se construire un musée5 consacré aux toiles du cycle du Message Biblique, qu’il a achevées en 1966, et à laquelle il consacre une série de lithographies en 1967, Nice et la Côte d’Azur6. L’artiste, alors fort de plusieurs réalisations de mosaïques7 et d’une collaboration fructueuse avec Lino et Heidi Melano depuis 1964, souhaite poursuivre ce travail monumental qui lui permet à la fois de déployer ses œuvres dans une technique complémentaire de la sculpture et de la céramique, tout en développant à grande échelle ses compositions dans l’espace public ou dans la sphère privée. L’espace prévu pour accueillir la mosaïque, défini par les architectes du bâtiment Roger Séassal et Henri Février, est un grand hall d’accueil desservant deux amphithéâtres, se situant au premier étage du bâtiment et ouvrant sur de larges baies faisant face à la mer, dont la ligne se dessine dans le lointain. Cette salle dite « des pas perdus », lieu de vie et de rencontre des étudiants, renoue ainsi symboliquement avec la fonction du forum dans la cité antique.

Dans ce prolongement, le thème choisi pour la mosaïque puise ses sources dans les cultures antiques du bassin méditerranéen et ses mythes. Encore fortement imprégné de son récent travail sur les dix-sept toiles du Message Biblique, l’artiste est soucieux de travailler sur un thème à la portée universelle. Le sujet d’Ulysse semble avoir été suggéré par Trotabas, qui cite l’essai de Gabriel Audisio, Ulysse ou l’intelligence8 (1946), comme point de départ des maquettes préparatoires réalisées par Chagall. Ulysse y incarne à la fois le génie méditerranéen et l’homme universel, qui triomphe des grandes épreuves de la vie avec sagesse et intelligence. Mosaïque de la destinée humaine, Le Message d’Ulysse permet en outre à l’artiste de renouer avec l’inspiration grecque, déclinée de 1952 à 1958, à travers les voyages effectués à Athènes, à Delphes et à Poros9 pour les illustrations de Daphnis et Chloé de Longus, commandé par l’éditeur Tériade10, les décors et costumes pour le ballet du même nom11, mais aussi des céramiques12.

Puzzle monumental, la mosaïque du Message d’Ulysse développe un riche programme iconographique centré sur le personnage d’Ulysse, qui occupe toute la hauteur de la composition, et l’espace est organisé en un registre supérieur et un registre inférieur. De part et d’autre de sa silhouette souple et élancée, neuf scènes issues du récit mythologique sont agencées, cinq à gauche et quatre à droite : l’assemblée des dieux sur l’Olympe, Calypso, Polyphème, Nausicaa, et l’Arc ; Circé, les Sirènes, le lit nuptial et la mort d’Ulysse.

Le 28 mai 1967, Marc Chagall fait savoir à Louis Trotabas que la maquette préparatoire est achevée et qu’il peut venir voir le résultat : « Voilà. Vous m’avez fait beaucoup travailler. Madame Chagall vous dira que j’en ai parfois perdu le sommeil. Maintenant c’est fini, c’est signé13. » La maquette préparatoire du Message d’Ulysse est ensuite transportée de l’atelier de l’artiste à Saint-Paul-de-Vence à celui des Melano à Paris, le 11 août 196714. C’est Chagall qui a imposé le choix de l’artisan Lino Melano15, soucieux de poursuivre leur collaboration. Après l’arrêté du 26 décembre 196716 du ministère d’État chargé des Affaires culturelles, signé par Bernard Anthonioz, autorisant la fabrication du panneau de mosaïque, des caisses arrivent progressivement d’Italie17 avec le matériel et les matériaux nécessaires à sa réalisation au début de l’année 1968, permettant au chantier de commencer le 5 mars 196818. Ce projet complexe, par ses dimensions exceptionnelles et la richesse du dessin et des tons souhaités par l’artiste, nécessite un agrandissement photographique de la maquette à sa taille d’exécution. Les scènes sont décalquées avant d’être reportées sur le panneau en béton, découpé en carrés. Le report des scènes de la mosaïque à partir du calque est réalisé au fur et à mesure de l’avancée des artisans, qui travaillent avec un échafaudage roulant19 en gardant à portée de main la maquette préparatoire pour contrôler les valeurs de couleurs. Sur le ciment frais sont posées les tesselles, découpées et adaptées à la composition sur le chantier à Nice, faites de marbre de Carrare et de diverses pierres calcaires, de pâtes de verre colorées et d’or de Murano, de cuivre, d’onyx et d’émaux20. Marc Chagall suit de près le projet et l’adaptation de sa maquette, venant plusieurs fois par semaine sur le chantier échanger avec les mosaïstes, corriger une teinte ou repeindre certains joints de ciment21, préciser l’éclairage avant l’inauguration22. Le chantier de cinq mois, qui couvre les manifestations de mai 1968, s’achève le 6 août 1968.

Chagall dédie la mosaïque aux étudiants et l’offre à la faculté le 30 octobre 196723, en renonçant à toute rémunération, mais en exigeant que Lino Melano soit impérativement rémunéré selon le devis qu’il a fourni, accord respecté grâce au dispositif du 1 % artistique24. Une restauration de la mosaïque est réalisée par Michel Tharin25 avant son inscription aux Monuments historiques en tant qu’objet le 21 janvier 198626.

Ambre Gauthier
1 Louis Trotabas, Le Message d’Ulysse de Marc Chagall, Nice, Faculté de droit et de sciences économiques, 1969, p. 11.
2 Ibid. La mention de la ville de Vence mérite d’être questionnée, car Chagall déménage de Vence en 1966 pour s’installer à la villa Les Collines, à Saint-Paul-de-Vence.
3 Louis Trotabas est doyen de la faculté entre 1962 et 1968 et il a été président des Amis du musée.
4 Le Centre universitaire méditerranéen fut fondé en 1933 par Jean Médecin, maire de Nice, et par Anatole de Monzie, ministre de l’Éducation nationale. L’implication des universitaires Louis Trotabas et Maurice Mignon est décisive. La faculté de droit de Nice, auparavant rattachée à la faculté de droit d’Aix-en-Provence, prend son autonomie en 1962, avant sa transformation en université de Nice en 1965, sous l’impulsion de Louis Trotabas, qui en devient le premier doyen.
5 Les travaux du musée Message Biblique Marc Chagall de Nice commencèrent en 1970, après la décision du ministre de la Culture André Malraux de faire construire un musée pour conserver le Message Biblique donné à l’État par l’artiste en 1966. Le terrain sur lequel il est édifié est donné par la Ville de Nice. Son inauguration a lieu, en présence de l’artiste, du ministre de la Culture Maurice Druon et d’André Malraux, le 7 juillet 1973.
6 Marc Chagall, Nice et la Côte d’Azur, douze lithographies sur papier imprimées par Charles Sorlier, 1967.
7 En 1967, Marc Chagall a déjà réalisé dix-huit mosaïques (six projets au total), en collaboration avec Lino et Heidi Melano.
8 Gabriel Audisio, Ulysse ou l’intelligence, Paris, Gallimard, 1946, rééd. 2002. Cet ouvrage n’a, à ce jour, pas été retrouvé dans la bibliothèque ou les archives de l’artiste.
9 Voir Jacques Lassaigne, « Chagall en Grèce », Prisme des arts, no 1, 15 mars 1956, p. 24-25 ; Jean Dagron, « Revenant de Grèce et d’Italie, Marc Chagall nous confie ses impressions de voyage et ses projets », Nice-Matin, 30 octobre 1952.
10 Longus, Daphnis et Chloé, Paris, Tériade, 1961. Ouvrage en deux volumes, illustré de quarante-deux lithographies en couleurs de Chagall. Les gouaches préparatoires aux lithographies sont conservées au Centre Pompidou, musée national d’Art moderne/Centre de création industrielle, Paris.
11 Chagall se voit confier par l’Opéra de Paris la création des décors et des costumes d’une nouvelle version du ballet Daphnis et Chloé, dont la première a lieu au théâtre de la Monnaie à Bruxelles en 1958, chorégraphiée par Serge Lifar, avant la reprise par George Skibine à Paris, l’année suivante.
12 Marc Chagall, Vase blanc mat, 1956, 31 cm, collection particulière, numéro catalogue raisonné en ligne : C-282.
13 Louis Trotabas, Le Message d’Ulysse de Marc Chagall, Nice, faculté de droit et de sciences économiques de l’université de Nice, 1969, p. 11.
14 Ibid., p. 25.
15 Ibid., p. 35. Au sujet du début de la collaboration sur le projet du Message d’Ulysse, voir la lettre de Lino Melano à Marc Chagall, 11 décembre 1967, Paris, Archives Marc et Ida Chagall, AMIC-2A-0118-170.
16 Arrêté du ministère d’État chargé des Affaires culturelles, 26 décembre 1967, signé par Bernard Anthonioz, Paris, Archives Marc et Ida Chagall, AMIC-4A-0006-026.
17 Copie de la lettre de Marc Chagall à Lino Melano, 31 janvier 1968, Paris, Archives Marc et Ida Chagall, AMIC-2A-0160-048.
18 Entre-temps, le projet a été accepté par la commission de la création artistique le 31 février 1968. Voir la lettre du recteur de l’académie de Nice, 31 février 1968, Paris, Archives Marc et Ida Chagall, AMIC-4A-0006-023.
19 Op. cit., Trotabas 1969, p. 26.
20 La campagne de restauration, menée par Carole Acquaviva pour la société La Réserve-Gestion des collections, a permis d’établir une liste précise des matériaux employés par Melano lors de la réalisation de la mosaïque.
21 Cette information a d’abord été donnée par Carole Acquaviva et Marion Menardy, à l’issue de la campagne de restauration de 2023, puis corroborée par les photographies de Chagall, sur le chantier, un pinceau à la main, semblant repeindre la mosaïque.
22 Op. cit., Trotabas 1969, p. 28.
23 Op. cit., Trotabas 1969, p. 35.
24 Le dispositif du 1 % artistique ou « obligation de décoration des constructions publiques » impose aux maîtres d’ouvrage publics de consacrer 1 % du budget de la construction à la commande d’une œuvre d’art à un artiste vivant pour le bâtiment. Voir à ce sujet le page internet du ministère de la Culture sur la commande artistique.
25 Michel Tharin fournit un devis pour la restauration du Message d’Ulysse le 22 avril 1985 pour un total de 40 000 francs.
26 Arrêté du ministère de la Culture, signé par Jean-Pierre Weiss, actant le classement de la mosaïque aux Monuments historiques, 21 janvier 1986, Archives Marc et Ida Chagall, AMIC-4A-0006-13. La restauration et l’inscription aux Monuments historiques sont à l’initiative d’une association d’étudiants, U.Com, et portées par Didier Azéma.
Publié originellement dans le catalogue De pierre et de verre. Chagall en mosaïque
© GrandPalaisRmn, Paris, 2025

Œuvres liées

  • Marc CHAGALL, en collaboration avec Lino et Heidi MELANO, Le Message d'Ulysse, Faculté de droit et de sciences économiques, Nice, 1967 - 1969, marbre, onyx, émaux, verre et ors de Murano, minerais aux reflets vert et cuivre sur béton, 300 x 1100 cm, Faculté de droit et sciences économiques- Université Côte d'Azur, Nice © François Fernandez / GrandPalaisRmn/ADAGP, Paris, 2025

  • Marc CHAGALL, en collaboration avec Lino et Heidi MELANO, Le Message d'Ulysse, Faculté de droit et de sciences économiques, Nice, 1967 - 1969, marbre, onyx, émaux, verre et ors de Murano, minerais aux reflets vert et cuivre sur béton, 300 x 1100 cm, Faculté de droit et sciences économiques- Université Côte d'Azur, Nice © François Fernandez / GrandPalaisRmn/ADAGP, Paris, 2025

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