À l’origine de la mosaïque La Fête heureuse se trouve une histoire empreinte d’amitié, unissant Aimé et Marguerite Maeght, Marc et Vava Chagall, ainsi que le professeur Jean-Paul Binet. Éminent chirurgien thoracique et cardiovasculaire, Binet a marqué l’histoire de la médecine, notamment dans le domaine de la chirurgie à cœur ouvert. Sa carrière, jalonnée de plus de 500 publications dont son ouvrage sur l’histoire de la chirurgie cardiaque L’Acte chirurgical, lui vaut d’être membre de nombreuses sociétés savantes internationales, de l’Académie de chirurgie, et membre correspondant de l’Académie des sciences. Il est d’ailleurs le cardiologue qui suit la famille Maeght, et notamment Marguerite dans ses troubles cardiaques.
Binet nourrit également une véritable passion pour l’art moderne. Grâce au couple Maeght, il entretient des liens amicaux avec les artistes de renom de la galerie Maeght, comme Alberto et Diego Giacometti, ou Joan Miró, qui réalise une lithographie commémorant la millième opération à cœur ouvert de l’hôpital Marie-Lannelongue en 1972. En guise de signe de gratitude pour son accompagnement médical, le couple Maeght semble lui avoir offert une maison à Saint-Paul-de-Vence, voisinant celle de Marc et Vava Chagall. C’est ainsi, probablement, que Binet établit des rapports étroits avec ces derniers et une correspondance régulière1. Assurant le suivi médical du couple Chagall, il leur donne des préconisations quant à leur santé2, et les oriente auprès de médecins spécialistes3. En remerciement, l’artiste lui offre plusieurs dessins dédicacés, comme Couple aux glaïeuls4 ou La Greffe du cœur5.
Aucune archive ne précise le contexte de la commande de la mosaïque, mais nous savons que Chagall travaille avec Lino Melano. Le 6 juillet 19716, il lui fait parvenir une maquette de La Fête heureuse avec mise au carreau, au format très réduit, 40 × 17 cm, qu’il a réalisée à partir du mois de mai7. Malgré un titre non évocateur du thème, le sujet représenté renoue avec le paysage méditerranéen, à l’instar d’Orphée, maison de John et Evelyn Nef, Washington DC (1968 - 1971), mosaïque ornant la maison de John et Evelyn Nef à Washington, D. C.8. L’élément central de la composition est un arbre vert, longiligne et élancé, qui occupe presque toute la hauteur de l’œuvre. Sa silhouette évoque celle d’un cyprès, au pied duquel se trouve une chèvre orangée. En arrière-plan, le village de Saint-Paul-de-Vence trône au-dessus de restanques provençales et d’éléments végétaux à peine esquissés à l’aide de traits rapides et libres. Deux morceaux de tissus collés structurent les lignes directrices du clocher de l’église et des maisons du village serrées les unes contre les autres. Dans la partie supérieure, un ciel d’azur entoure un couple de profil, face à face, les yeux dirigés vers un bouquet coloré composé de tissus roses et bleus. La maquette est collée sur une autre feuille, et Chagall lui ajoute une frise géométrique tout autour, aux tonalités vertes et orange, faisant écho aux motifs décoratifs utilisés dans ses lithographies depuis les années 1970.
Par ailleurs, une esquisse complémentaire, de dimensions bien plus grandes (80 × 34,2 cm), se distingue par une richesse de détails, rendus par l’abondance de collages de tissus multicolores qui insufflent un caractère joyeux et vibrant à la scène. Le village de Saint-Paul-de-Vence, le bouquet tenu par les amoureux et, à plus petite échelle, l’arbre, sont composés exclusivement de tissus collés, ornés de motifs floraux dans des tonalités très vives. Ces éléments contrastent avec les lavis d’aquarelle aux teintes pastel, apportant une harmonie subtile entre la vivacité des tissus et la douceur des aquarelles. L’originalité de cette esquisse réside dans l’utilisation audacieuse d’inclusions de végétaux séchés, collés directement sur la surface, à la manière d’un herbier9 : des feuilles de cyprès, d’if et des fleurs de bleuet confèrent à l’œuvre une dimension organique et tactile. Contrairement à la maquette, celle-ci ne présente pas de frise décorative.
Pour la réalisation de la mosaïque en 1971-1972, Melano reprend fidèlement la maquette, respectant scrupuleusement les lignes et les répartitions colorées. Les motifs floraux des tissus collés ainsi que les formes des papiers découpés sont minutieusement reproduits. Le travail de transposition des dégradés de bleus du ciel imite en revanche l’effet de lavis d’aquarelle de l’esquisse. Le fond clair, caractéristique des mosaïques de Chagall, est à peine perceptible en raison de la dominance du ciel. La frise décorative géométrique, quant à elle, ajoute une profondeur à la scène, créant une ouverture visuelle vers le village de Saint-Paul-de-Vence de la terrasse du professeur Binet. La mosaïque a été déposée et vendue en 1990 par Jean-Paul Binet. Elle appartient aujourd’hui à une collection particulière anonyme.