Le Paysan au puits
Parmi les premières pièces de forme réalisées par Marc Chagall, Le Paysan au puits est également la céramique inaugurale des quelques rares séries réalisées par l’artiste. Comme celles qui ont suivi, à l’instar de L’Âne bleu (1954) et des Amoureux et la Bête (1957), cette œuvre se décline en quatre variations chromatiques et décoratives, révélant un changement d’état d’esprit d’une version à l’autre. Pièce moulée et façonnée, elle associe les détails sculptés au corps d’un vase, offrant un jeu complexe entre décor et usage. Le torse de paysan avec sa casquette plate « sort de la cruche comme naguère, dans l’Autoportrait à l’horloge, le corps animal du corps humain[1] ». Telle une excroissance baroque, il forme un bec verseur, tandis que le bras d’une figure féminine, gravée et dessinée de l’autre côté, représente une anse. Ces figures d’incarnation façonnées dans la terre – tel le corps d’Adam formé de la glaise à laquelle le créateur insuffle la vie – produisent une tension à la fois formelle et sémantique. Le Paysan au puits semble dépasser la forme conventionnelle du vase, tandis que le motif de la terre alimente sa richesse symbolique à plusieurs niveaux.
Le thème de la terre retrouvée est lisible à travers une forme de continuité entre les variations du décor. Sur deux versions de la série, sous la figure du paysan, on distingue une église et des maisonnettes vitebskoises. Sur deux autres, on remarque un paysage vençois dominé par la tour médiévale. En décrivant l’une des variantes, Jacques Thirion souligne cette joie pour l’artiste de retrouver une vie paisible et la lumière si particulière de Provence : « Le Paysan au puits (1954, H.0,325 ; L.0,24) (sic) avec sa pimpante harmonie jaune clair – symbole de la lumière provençale – égayée de bleu clair, de vert, de brun et de noir, célèbre aussi naïvement la félicité de la vie campagnarde. [La pièce] montre un paysan arc-bouté, en guise de bec, à côté de la vue familière de Vence, “nouvelle Vitebsk”, où Chagall a retrouvé, après la tourmente, “la déchirante douceur de vivre[2]”. »
Outre les transpositions entre les géographies physiques et mentales, le motif du paysan labourant la terre devient une métaphore du travail de céramiste. La terre glissante, souple mais résistante, pétrie patiemment par l’artiste, est symboliquement mise à nu à travers le choix de la couleur terracotta d’une des versions du Paysan au puits, où les traits gravés et les parties laissées en réserve révèlent toute sa luminosité. L’attitude dynamique et enjouée du paysan fait écho à la joie de l’artisan de maîtriser sa pâte idéale : « Tout rêveur de la pâte connaît cette pâte parfaite aussi évidente à la main que le solide parfait l’est aux yeux du géomètre[3]. » Le Paysan au puits, avec ses airs de légèreté pastorale désarmante conjuguée à une forme de sophistication plastique, célèbre les efforts heureux de la main laborieuse et de l’esprit rêveur transformant la matière.
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