Dans la période de l’après-guerre, Marc Chagall est un artiste reconnu qui reçoit de multiples commandes pour des décors monumentaux et expérimente volontiers de nouveaux mediums : après la céramique, la tapisserie, le vitrail et la peinture, l’artiste s’intéresse à une technique méditerranéenne ancestrale : la mosaïque. À l’été 1963, Chagall se met en quête d’un mosaïste qui pourrait transposer des projets à l’échelle de l’architecture. Il interroge d’abord le Gruppo Mosaicisti, qui avait traduit pour la première fois une de ses œuvres en mosaïque en 1958. Il écrit à Giuseppe Bovini, le directeur du musée national de Ravenne1, mais se tourne également vers l’artiste Gino Severini. Ce dernier lui prodigue des conseils très précis2, l’alertant sur les difficultés qu’il pourrait avoir à faire rapatrier la mosaïque s’il la faisait exécuter en Italie et l’orientant vers plusieurs mosaïstes et notamment Lino Melano, qui vit en France depuis 1953. Se fiant aux recommandations de Severini, Chagall approche le mosaïste italien3, dont il connaît déjà le travail qu’il a effectué pour la façade du musée Fernand-Léger à Biot, à l’inauguration duquel il a assisté en 1960. Chagall a pu apprécier le dynamisme de cette mosaïque de 400 m², composée de tesselles assez grosses et saillantes, aux inclinaisons variées, qui transcrivent avec audace les formes contrastées et les aplats puissants de Fernand Léger.
Les débuts de la relation entre Chagall et Melano ne sont pas documentés par des archives mais on peut conjecturer que L’Oiseau musicien pourrait être une mise à l’épreuve du mosaïste, préalable à de futurs projets de collaboration. En lui demandant de réaliser une pièce d’essai, Chagall se serait donné les moyens de juger de la capacité de Melano à s’adapter à son propre style, fluide et vibrant, où règnent nuances et délicatesse des couleurs.
Le dessin qui a servi de maquette à cette mosaïque n’est actuellement pas localisé, mais il est connu par deux reproductions qui témoignent de deux états successifs d’avancement. Le premier état, daté de 1948, est reproduit dans l’ouvrage de Franz Meyer, publié en 19614, sous le titre Le Profil ou L'Homme à l'oiseau (1948); l’œuvre, à l’encre de Chine, représente à gauche le visage d’un homme barbu qui observe un oiseau prenant vivement son envol, un violon à la main. Dans le second état, connu par une photographie appartenant à la galerie Maeght, l’œuvre a été enrichie de nombreux détails exécutés au lavis : paysages des petites maisons en bois qui évoquent Vitebsk, précisions sur la physionomie de l’homme barbu sur le visage duquel une silhouette féminine s’affirme désormais clairement et enfin détails nouveaux sur l’oiseau et dans le ciel nuancé par de grandes zones de valeurs différenciées.
L’observation de la mosaïque révèle que Melano a utilisé le second état comme maquette. Il n’a repris que la partie droite – l’oiseau toutes ailes déployées, qui s’élève vers le ciel, son violon à la main – de cette encre de Chine qu’il a interprétée dans une gamme, restreinte à quelques couleurs, mais rendue vivante par de subtiles gradations. Utilisant une palette de pierres naturelles qui vont du blanc lumineux du plumage de l’oiseau au cerne noir, le mosaïste a fidèlement retranscrit les teintes du ciel. Évitant la précision illusionniste, il s’autorise une taille irrégulière et une pose avec des différences d’inclinaisons des tesselles rendant la surface plus frémissante. Melano fait ressortir le contour de l’oiseau par un filet noir, composé de très fines tesselles rectangulaires, d’autant plus visibles qu’elles sont soulignées par des rangées parallèles de tesselles dans une couleur différente. L’art de Chagall pour rythmer les arrière-plans de ses peintures va s’exprimer avec brio dans l’art de la mosaïque : en effet, dans cette technique, l’intégration des motifs dans le fond s’effectue par un jeu de lignes parallèles qui suivent les motifs avant de s’estomper progressivement dans le flou, créant une riche animation du fond : c’est ce qu’on appelle l’« andamento ». Par la suite, pour ces flux de lignes qui insufflent un mouvement à l’ensemble, Chagall et Melano vont très souvent avoir recours à des marbres et des pierres claires. Ces fonds aériens font ressortir les figures qui, elles, sont définies par les couleurs éclatantes du verre et des émaux, brillants ou mats, parfois appuyées par un cerne noir partiel, qui précise un détail – ici le plumage ou l’œil de l’oiseau par exemple. Celui-ci, simple rehaut, peut aussi devenir une notation graphique qui ponctue la surface comme dans l’arbre de La Fête heureuse, maison de Jean-Paul Binet, Saint-Paul-de-Vence (1971 - 1972).
Cette mosaïque d’essai, modeste et touchante, est sans doute le trait d’union entre un artiste, Marc Chagall, habité par des désirs de couleur et de monumentalité, et un praticien, Lino Melano, le mosaïste qui va lui permettre de concrétiser ses rêves de verre et de pierre. Comme une plaque sensible, elle incarne la rencontre de deux personnalités complémentaires et inaugure, entre les deux hommes, une relation de travail et une amitié fertile et durable. Au cours des dix années qui suivent, entre 1964 et 1974, ensemble et conjointement avec l’épouse du mosaïste, Heidi Melano, ils réalisent neuf projets qui feront date, travaillant étroitement ensemble dans les ateliers du mosaïste, sur la Côte d’Azur, ou à Paris, à la Ruche, et sur les chantiers en France et à l’étranger.