Mosaïque

Le Jardin d'hiver

ou La Cour Chagall, hôtel particulier de Georges et Irène Kostelitz, Paris

La Cour Chagall – l’une des premières commandes privées monumentales passées à l’artiste français d’origine russe – lui fut demandée par son amie Ira Kostelitz en 1964 – l’année de l’ouverture de la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence – pour sa demeure parisienne du 8, rue de l’Élysée, sur cette voie aujourd’hui privative qui fut bordée à la fin du XIXe siècle de petits hôtels particuliers à l’anglaise et qui longe le palais de la présidence de la République française.

Cette mosaïque fut intitulée très justement par Marc Chagall, compte tenu de son parti décoratif, Le Jardin d’hiver1. Elle orne trois côtés d’une cour intérieure minérale, fermée d’une baie vitrée sur le quatrième côté, ouvrant sur une salle à manger d’apparat – elle-même « chagallisée » par un ensemble de toiles spécialement peintes pour l’endroit et son vis-à-vis, les peintures se répondant, placées sur de hautes boiseries de style, où étaient accrochées une Vue de la place de la Concorde (Paysage de Paris, 1968) entourée de deux grandes figures bibliques, Le Roi David (1961-1963) faisant face en miroir à Bethsabée (1965). De Chagall toujours, deux petites sculptures originales en marbre blanc comme neige, Oiseau et Poisson (1964-1966), taillées en fontaines, posées en bordure d’un fin miroir d’eau, ponctuent le centre de la cour au sol, encadré d’un dallage de marbre bleu-gris également dessiné par l’artiste.

Parisienne d’origine russe, Ira Sachse, née en 1913 dans une famille bien établie de la bourgeoisie moscovite, était la fille d’Elena Gerasimova et de Robert Sachse. À Paris, où elle vécut plus d’un demi-siècle, elle fut une collectionneuse entourée et une bibliophile avertie, originale et toujours perspicace dans ses choix. Familière de maints artistes, critiques d’art, marchands, écrivains et poètes, elle s’était liée en particulier avec Marc et Valentina Chagall au milieu des années 1960.

Les commissions d’œuvres ont toujours été l’apanage de connaisseurs exigeants. Toutefois, le goût de l’époque ne se prêtait pas encore aux grands chantiers publics qui participent aujourd’hui du prestige de la Ville lumière. On doit donc signaler combien, mécène, Ira s’était instinctivement orientée vers la modernité, largement en avance sur son temps. Si la réputation de Marc Chagall était solidement établie, Ira avait pour son art une admiration inconditionnelle et ancienne puisque son père avait déjà acquis une œuvre, dans les années 1920, accrochée dans l’escalier central de leur hôtel particulier à Berlin, où ils avaient emménagé après la révolution bolchevique.

Dès les années 1960, Ira se lia donc durablement avec Chagall et sa dernière épouse Vava, avec lesquels elle partageait, outre sa langue natale, une vraie passion pour la peinture, la musique et la poésie. Visites d’Ira à Vence et quai d’Anjou, dîners offerts par les Kostelitz en compagnie de Michel Brodsky – le frère de Vava – ou d’Ida Chagall – la fille du peintre –, échanges émaillés de culture slave, tout participait d’un art consommé de la conversation qu’Ira menait, en plusieurs langues, avec autant de charme que de subtilité. Nul doute que leurs premières rencontres furent habilement organisées par Marguerite et Aimé Maeght, qui ont cédé nombre d’œuvres d’art de grande qualité aux Kostelitz – Alberto Giacometti, Chagall, Alexander Calder, Vassily Kandinsky ou Antoni Tapiès – et suscité la commande d’une formidable cheminée taillée en ardoise de Raoul Ubac.

La première expérience de Chagall en matière de décoration monumentale vint de la sollicitation du père Marie-Alain Couturier, qui fut à l’origine du renouveau fondateur de l’art sacré en France après la guerre, à l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce d’Assy (crée en 1956 dans l’atelier Madoura à Vallauris et installée l’année suivante), située à environ 60 kilomètres de Martigny, signée de l’architecte Maurice Novarina. L’artiste préconise une double solution architecturale : une céramique de grandes dimensions pour le baptistère, La Traversée de la mer Rouge accompagnée, en unité chromatique parfaite, de hautes verrières barlongues peintes.

Parallèlement, ce corps-à-corps avec l’architecture le conduit également à maîtriser la technique si complexe du vitrail, où il s’impose bientôt, sans conteste, avec la complicité de Charles Marq et de sa femme Brigitte Simon, éminents maîtres verriers rémois, comme le plus puissant créateur du XXe siècle. Le renouvellement du décor mural le passionne. C’est alors qu’il expérimente la mosaïque. Il faut souligner ici l’influence déterminante de ses nombreux voyages en Terre sainte (1951), en Grèce et en Italie (1952 et 1954). Il y découvre les inventions les plus triomphales de l’art de la mosaïque, cet art séculaire auquel président les muses (musivum opus). On ne peut trouver plus fidèle correspondance dans les propos de son ami André Malraux dans Les Voix du silence, en 1951 : « La fresque est alors la mosaïque du pauvre ; mais la mosaïque, mère du vitrail, n’est pas le moyen d’expression privilégié de l’art chrétien par la richesse qu’elle montre. Elle l’est par son attitude à suggérer le sacré.2 » Ces mots ne rejoignent-ils pas ses préoccupations plastiques personnelles, au propre comme au figuré ?

Sa première mosaïque d’importance, après Le Coq bleu (1959)3, répond à la commande de Marguerite et Aimé Maeght pour la fondation homonyme à Saint-Paul-de-Vence : Les Amoureux4. Elle fut inaugurée en 1964. Après en avoir parlé avec le peintre, Ira Kostelitz décide de passer une commande particulière d’exception pour la cour intérieure de sa demeure patricienne, rue de l’Élysée.

Trop petit pour être cultivé, cet espace minéral à contre-jour, sans qualité ni soleil, incita tout naturellement l’artiste à y imaginer un décor propice à la rêverie, tenant tout à la fois du jardin d’Éden ou du jardin des délices – qui sera un Jardin d’hiver. Après maintes conversations, ce Jardin d’hiver envahit une large aquarelle aux proportions exactes du lieu, qui fut ensuite mise au carreau pour en permettre l’agrandissement. Sur un fond aérien de blanc ourlé de rose se détachent, posés sur de délicats rameaux d’une riche verdure fleurie d’indigo et de garance, un Phénix royal au centre et un paon majestueux juché insolemment de dos, bruissant en feux d’artifice, parmi les vrilles alentour de l’envol d’oiseaux de fantaisie, observés au firmament par une puissante effigie solaire, posée en clin d’œil où sourit un autoportrait du peintre.

Le travail d’interprétation fut confié par Chagall à Lino Melano ; le carton préparatoire du Jardin d’hiver fut achevé en 1965. Il faudra plus d’un an à Lino et à Heidi Melano pour réaliser, dans leur atelier installé près des abattoirs de Vaugirard, à La Ruche5, à Paris, ce qui était un véritable défi, par la taille hors échelle de la commande. La Cour Chagall présente un décor visuel très personnel. L’artiste a voulu offrir à son hôtesse un morceau de bravoure lyrique, qui soit également pour le plaisir de l’œil, souriant et léger. La mosaïque a ce caractère intime d’unicité dans l’œuvre du maître qui reflète bien les liens d’amitié privilégiés entre le peintre et sa commanditaire. Chagall favorise pour ce havre parisien un chromatisme de surface aux tons ivoirins, alternant ici avec la lumière méditerranéenne dont il nimbe habituellement ses majestueuses compositions contrastées, exécutées dans le Midi. Il règle l’ordonnance et la mise en place des motifs, se souvenant de ses précédentes expériences pour ses décors les plus mémorables destinés à la scène, l’opéra ou le ballet (Aleko, 1942 ; Daphnis et Chloé, 1958 ; La Flûte enchantée, 1964). Nous sommes loin des légendaires évocations de sa Russie natale, que l’on pourrait s’attendre à admirer chez un de ses compatriotes, ou des odyssées bibliques qui l’occupent durant cette période, avec l’achèvement des grands tableaux pour le futur musée national Message Biblique Marc Chagall.

La légèreté du dessin comme la noblesse généreuse du mouvement frémissent sur l’épiderme de cette décoration démesurée, en fragments de pierres précisément sélectionnées. Tout au long de l’exécution, Chagall se rend régulièrement chez Melano. Il observe silencieusement avant de modifier, d’accentuer tel trait, de cerner tel ton. Il ajoute lui-même certaines pierres rapportées d’Israël, et des pâtes de verre choisies en Italie, pour les inclure dans la masse symphonique des tesselles, toutes taillées précisément à l’unité par le mosaïste. Jusqu’à la pose définitive des vingt-deux grands panneaux jointoyés qui forment l’ensemble, il interviendra en maître d’œuvre exigeant. Le peintre s’efface ici devant le décorateur. L’irrégularité minérale des fines tesselles patiemment et délicatement juxtaposées, la fleur dont cette nouvelle peau semble frémir dans la cour, les jeux sans cesse renouvelés de la lumière rasante sont la marque d’un dessein chromatique et plastique parfaitement accompli – à l’aune de l’invention lyrique et presque chantante souhaitée par l’artiste auprès de ses interprètes.

Les deux sculptures Poisson et Oiseau, qui agrémentent La Cour Chagall, furent placées en contrepoint comme fontaines pour le petit bassin rectangulaire que Chagall avait dessiné à la suite pour centrer ce patio intérieur. Thèmes récurrents du peintre, ils s’inscrivent dans son œuvre sculpté parmi les mieux venus. Ces deux blocs de marbre blanc, provenant de la région de Vence, s’adaptent parfaitement, par leurs proportions et la ronde-bosse micacée intaillée au ciseau, au cœur de cet environnement édénique. La surface marmoréenne mate immaculée scintille de rares phosphorescences opalescentes. Elles font partie des sculptures – peu nombreuses – en pierre réalisées de sa main – domaine qu’il avait abordé en bas-relief puis en ronde bosse dès 1951 et qu’il poursuivra jusque vers 1968, dans les Alpes-Maritimes. Attentif à tous les détails, Chagall avait également dessiné, pour La Cour Chagall, l’assemblage des dalles informelles de la terrasse, spécialement taillées dans un marbre bleu extrait d’une carrière de Savoie, cernées de larges joints de contour blanc, qui ne sont pas sans évoquer l’ossature en nervure de ses vitraux.

Selon le souhait de Georges Kostelitz, La Cour Chagall orne désormais, de manière irrévocable, le parc de sculptures de la Fondation Pierre Gianadda, offerte le 10 septembre 2001 à Léonard et Annette Gianadda, pour l’institution aujourd’hui internationalement reconnue, créée en 1977 par Léonard Gianadda.

Après une difficile dépose de ses murs d’origine et une restauration délicate par Heidi Melano et Benoît et Sandrine Coignard, restaurateurs spécialisés, l’œuvre a été réinstallée à l’identique de manière pérenne par Léonard Gianadda dans le parc de la fondation, où elle a été inaugurée le 19 novembre 2003, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la fondation, en présence d’Annette Gianadda, de Georges Kostelitz, et de Meret Meyer. Cette réalisation d’exception appartient dorénavant au patrimoine universel chagallien.

Daniel Marchesseau
1 Le titre La Cour Chagall a été attribué lors du déménagement de l’ensemble de Paris à Martigny pour être installé dans le parc des sculptures de la Fondation Pierre Gianadda.
2 André Malraux, Les Voix du silence, Paris, Gallimard, 1951, p. 195.
3 Voir le texte de Giorgia Salerno dans le présent catalogue.
4 Voir le texte d’Ambre Gauthier dans le présent catalogue.
5 Marc Chagall avait lui-même vécu cinquante ans plus tôt dans cette légendaire cité d’artistes, de 1912 à 1914, dans un dénuement extrême, peu après son arrivée à Paris.
Publié originellement dans le catalogue De pierre et de verre. Chagall en mosaïque 
© GrandPalaisRmn, Paris, 2025

Mots-clés :

Paysages / lieux, Animaux (oiseau)

Œuvres liées

  • Marc CHAGALL, en collaboration avec Lino et Heidi MELANO, Leonard LEONI, Le Jardin d'hiver ou La Cour Chagall, hôtel particulier de Georges et Irène Kostelitz, Paris, 1964 - 1966, pierres et pâtes de verre, 2655 x 11100 cm, Fondation Pierre Gianadda, Martigny © François Doury / GrandPalaisRmn./ADAGP, Paris, 2025

  • Marc CHAGALL, en collaboration avec Lino et Heidi MELANO, Leonard LEONI, Le Jardin d'hiver ou La Cour Chagall, hôtel particulier de Georges et Irène Kostelitz, Paris, 1964 - 1966, pierres et pâtes de verre, 2655 x 11100 cm, Fondation Pierre Gianadda, Martigny © François Doury / GrandPalaisRmn/ADAGP, Paris, 2025

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