La terre des « beautés promises » : les peintres et les sculpteurs céramistes dans le sud de la France dans les années 1950
L’intérêt des peintres et des sculpteurs pour la céramique remonte au XIXe siècle et se développe notamment en réaction à l’industrialisation, sous l’influence du mouvement Arts and Crafts fondé par William Morris et des idées réformatrices développées par John Ruskin. Bouleversant les frontières entre arts majeurs et arts mineurs, le phénomène se poursuit et s’enrichit tout au long du XXe siècle, gagnant progressivement les pays européens, dont la France. Paul Gauguin s’initie à la céramique en 1886 à l’atelier d’Auteuil ouvert par les frères Haviland et dirigé par Ernest Chapelet, tandis qu’André Metthey exalte les faïences et les grès, invitant les célèbres artistes nabis et fauves dans son atelier à Asnières
Le sud de la France des années 1950 voit apparaître une nouvelle constellation de peintres et de sculpteurs modernes, désireux de plonger leurs mains dans la glaise et de sublimer les éclats des émaux : Braque, Brauner, Chagall, Léger, Lurçat, Picasso, Pignon, Prinner, Ozenfant, parmi tant d’autres. Si les artistes prolongent certaines recherches entamées au début du XXe siècle, marquées notamment par le goût du lointain1, leurs expériences paraissent plus audacieuses et leur production plus foisonnante. Des artistes, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’ingénient à révéler les tensions dialectiques qui nourrissent la création céramique de cette période : corps/matière, présent/passé, proche/lointain, intime/public.
C’est Vallauris, riche de sa tradition de poterie culinaire, qui devient le pôle d’attraction principal des artistes, bien que l’art de la céramique soit présent dans d’autres communes : Antibes, Dieulefit, Biot, La Borne… Un succès dû sans doute à la présence de la figure influente de Pablo Picasso – venu pour la première fois en 1946 dans cette ville connue alors pour ses anciens ateliers de céramique, et pour le savoir-faire de ses artisans qui s’est transmis d’une génération à l’autre depuis plusieurs siècles. Au lendemain du second conflit mondial, ces localités artisanales renouent avec leur tradition, allant jusqu’à attirer de nombreux artistes formés dans des écoles d’art ou d’arts appliqués, parmi lesquels André Baud, Roger Picault, Roger Capron, Georges et Suzanne Ramié. Ces derniers fondent l’atelier Madoura où Picasso réalisera ses premières pièces en 1947, avant de s’installer à Vallauris l’année suivante. Il s’impose très rapidement dans le paysage culturel local, inspirant et incitant de nombreux artistes à s’essayer à la céramique. Ce sont surtout les ateliers Madoura et ceux du Tapis Vert qui les accueilleront. Les fondateurs des ateliers du Tapis Vert, le couple franco-américain René et Claire Batigne, sont également à l’initiative de l’organisation des expositions dédiées à la céramique contemporaine au Nérolium, de 1949 à 1955, indissociables de cette période, baptisée l’«
Après la Seconde Guerre mondiale, l’attrait des peintres pour les expressions de la terre semble revêtir une dimension anthropologique. Se tourner vers la permanence de cet élément, pétrir la matière malléable, lui donner forme, leur permet de se réapproprier le geste universel reliant les civilisations successives. La céramique condense cette vitalité à l’épreuve des forces primitives. La terre devient alors la matière réparatrice et génératrice de nouvelles rêveries imagées : «
Le retour à la matière source s’accompagne de la convocation des formes et des symboles archaïsants à la vaste étendue chronologique, à travers notamment l’iconographie évoquant l’art préhistorique, les arts dits premiers ou encore les cosmogonies antiques. Bien qu’Artigas et Miró n’exercent pas dans le sud de la France mais dans l’Espagne voisine, à Gallifa, près de Barcelone, ce dernier visite l’atelier du Plan, chez Madoura en 1947. Son œuvre a aussi été exposée au Nérolium en 1952, ce qui atteste de sa participation à l’engouement des artistes pour la céramique de l’après-guerre. Leur abondante création est profondément marquée par un goût pour l’art pariétal et une attention accrue à l’endroit de la matière, de la magie ancestrale du grès, de la flamme et de la fumée4. Victor Brauner continue quant à lui de cultiver son intérêt pour l’occultisme, l’alchimie et l’astrologie dans des pièces essentiellement faites d’assiettes, de plats ou de pichets fournis par l’atelier Madoura. L’exception consiste en quelques pièces anthropomorphes plus audacieuses en termes de formes, à l’instar d’Amphore anthropomorphe, exécutée le 3 juin 1953. Dans un entretien, Brauner fera lui-même allusion aux premières expressions artistiques humaines : «
Une autre tendance prend forme, celle d’un certain régionalisme qui installe une forme d’opposition avec les inspirations extra-occidentales. L’ancrage méditerranéen de Picasso se traduit dans des pièces qui s’inspirent de la céramique de la Grèce antique et de ses mythologies. «
Marc Chagall, de retour après des années d’exil aux États-Unis, s’installe progressivement dans le Midi. À compter de 1949-1950, l’artiste commence à réaliser ses premières céramiques, traduisant, au-delà de sa curiosité constante à l’égard de nouvelles techniques et d’une forme d’émulation collective, une sensibilité accrue à son environnement. L’appropriation de sa nouvelle terre d’accueil se réalise à travers l’enrichissement de son vocabulaire pictural, introduisant notamment dans ses céramiques des thèmes inspirés directement du paysage alentour – du mystère de la terre et de la mer unies sous le soleil (cf. La Madone à l'arbre (1951) ; Nature morte au poisson (1952)). Mais c’est surtout la matière qui semble être un véritable moyen d’enracinement – la terre, les couleurs et la lumière –, l’artiste cherchant, dans son œuvre céramique, à explorer les contrastes entre brillance et matité, terre émaillée et terre brute, lumières et ombres. À ce titre, la technique archaïque du sgraffito, connue dès l’Antiquité dans le bassin méditerranéen – consistant à graver des lignes ou des motifs sur la terre ou sur l’engobe –, est abondamment utilisée et maîtrisée par Chagall depuis ses premières gravures des années 1920 (cf. la série des Fables de La Fontaine : Le Renard et les Raisins (1950), Double visage en vert (1950) ou encore Grands personnages (1962)). Cet ancrage dans les terres fécondes du Sud ne le détournera pas pour autant de sa contrée d’origine : «
L’expérience intime de la matière-mémoire qu’est la céramique évolue vers le désir du monumental. Les artistes et les sculpteurs cherchent une forme de dépassement de ce médium, en s’efforçant de réaliser des sculptures-céramiques plus imposantes : bas-relief et ronde-bosse en grès, céramiques et sculptures murales. La «
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