Créée après plus de dix ans de pratique céramique, la pièce Les Deux Oiseaux est un exemple unique de plat-sculpture dans la production de Chagall. Fort de son expérience et de l’accompagnement des artisans de l’atelier Madoura, l’artiste cherche à repousser les limites du médium. Après une série de vases-sculptures, entamée avec Le Char d’Élie en 1951, il poursuit ses recherches de formes inédites en détournant les contours des objets utilitaires. Ici, un grand plat zoomorphe, avec deux têtes d’oiseaux latérales évoquant des anses fonctionnelles, présente des reliefs, des cavités, des couches épaisses d’oxydes colorés et de multiples traits gravés à sa surface. À la jonction des genres artistiques et des techniques, la pièce emprunte des éléments de la sculpture, de la céramique, de la peinture et de la gravure.
À la forme singulière du plat répond un motif assez atypique dans l’iconographie de Chagall. Son ovale est formé des corps de deux oiseaux, perdrix ou faisans, disposés l’un contre l’autre dans un mouvement de miroitement symétrique. Déroutante nature morte de gibier, la pièce représente des corps duveteux d’oiseaux au plumage mauve et jaune solaire, entourés d’un fond irrégulier couleur rouge sang. Sur l’un d’entre eux, un torse féminin énigmatique, au profil austère et au rictus malicieux, tient une touffe verdoyante. De multiples traits, gravés et hachurés, parcourent la surface, telles des nervures évoquant le geste du graveur, où l’on entrevoit le travail d’incision, dynamique et répétitif, comme pour déplumer, vider le gibier. Nonobstant son aspect décoratif, l’œuvre renvoie vers la tradition picturale de la nature morte hollandaise et française. On retrouve, par exemple, le récurrent motif du gibier, dont les oiseaux morts, dans les natures mortes de Chardin, comme Nature morte au lapin et à la perdrix, dit aussi Le Retour de la chasse, 1727-28 (musée du Louvre, dépôt musée de la Chasse et de la Nature) ou Deux lièvres avec un faisan et une pomme, vers 1726-28 (National Gallery, Washington, Kress collection). Vanités étranges, ces représentations du gibier mort ont trait à la nourriture, non pas au temps de sa consommation mais à celui, moins distingué, de sa préparation1. Elles peuvent ainsi inspirer des impressions contradictoires, entre la fascination et le dégoût, à l’instar de la fameuse Raie (1728) de Chardin, ou encore le sentiment de mélancolie ou de tristesse associé à l’idée de la mort et du sacrifice. Chagall, lui aussi, a réalisé quelques natures mortes de gibier, à des périodes différentes, parmi lesquelles Fleurs à la fenêtre ou Nature morte au poulet (1929), Le Faisan (1939), Le Faisan (1960-66) ou encore Le Faisan dans l’atelier de Saint-Paul (1981). Entre tradition et modernité, Les Deux Oiseaux, pièce surprenante et ambiguë, revisite les codes du genre, allant jusqu’à dévoiler la porosité entre les techniques.