Lorsque Lionello Venturi écrit à Marc Chagall en 1955 pour lui proposer une collaboration avec les mosaïstes de Ravenne, afin d’exécuter deux mosaïques « transposées » de l’une de ses œuvres, ce dernier ne tarde pas à répondre, en exprimant son intérêt pour la technique de la mosaïque et sa fascination pour « les merveilleuses mosaïques de Ravenne » qu’il avait admirées au retour d’un voyage en Grèce : « Je n’ose même pas penser qu’on peut faire quelque chose de moi en mosaïque1. » C’est par ces mots que commence l’histoire de la mosaïque Le Coq bleu de Marc Chagall.
Pour le Gruppo Mosaicisti de Ravenne, constitué en 1948, il s’agit d’une véritable opportunité de collaboration. Sur les conseils de Venturi, c’est le professeur Giuseppe Bovini, en collaboration avec Giuseppe Salietti, directeur du groupe, qui sert d’intermédiaire avec l’artiste, pour répondre aux questions techniques que Chagall pose avec minutie, ainsi qu’à sa demande de recevoir des échantillons de tesselles. Dans la correspondance, qui s’étend sur plus d’un an, il apparaît clairement que la proposition de Ravenne est d’exécuter une mosaïque à offrir à l’artiste, en signe de reconnaissance, et une autre à exposer dans la « galerie des mosaïques modernes » que l’on souhaite créer à Ravenne2. Cette opération, plus novatrice qu’il n’y paraît pour l’époque, témoigne d’une attention particulière accordée à ce qu’on pourrait nommer aujourd’hui le « marketing de la mosaïque ». La mosaïque ravennate deviendrait ainsi un étendard international des compétences des mosaïstes locaux, capables de rivaliser avec un maître reconnu de l’art contemporain. Si, pour Chagall, la mosaïque représentait à cette époque une expérimentation, une technique à découvrir, c’était pour Ravenne l’occasion d’une renaissance tant attendue après la restauration des mosaïques anciennes dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale, comme le prouvent les mots de Bovini : « En vous exprimant, également au nom de notre Comité, toute notre reconnaissance pour votre précieux intérêt, grâce auquel nous espérons que l’art de la mosaïque puisse bientôt refleurir3 […]. »
En novembre 1957, par l’intermédiaire de son ami et galeriste Aimé Maeght, Chagall expédie à Ravenne une grande gouache sur papier qui, d’après les indications reçues, mesure 1 × 1,50 m. Il demande également que cette gouache lui soit rapidement retournée avec la mosaïque achevée, car il a l’intention de les faire figurer ensemble dans une exposition4. La gouache arrive à Ravenne le 9 janvier 1958, comme l’attestent les documents d’expédition et une lettre de remerciements du directeur Salietti, qui ne cache pas une certaine perplexité quant à la mise en œuvre du projet en raison de « problèmes techniques et picturaux5 ». Grâce au journal de Romolo Papa, nous avons connaissance de l’agitation qui se produit au sein du Gruppo Mosaicisti pour la réalisation de la mosaïque de Chagall : « Nous sommes en train d’organiser dans notre atelier une exposition de mosaïques modernes d’après des cartons des plus illustres peintres européens. […] Chagall nous a envoyé un magnifique tableau avec un énorme coq. Nous sommes tous enthousiastes. Mais il s’agit de l’exécuter ; bien sûr, son tableau, même s’il est grand, n’est certainement pas le plus approprié pour être traduit en mosaïque. Personne ne se sent à l’aise pour s’y attaquer. Le conseil d’administration s’est réuni et a décidé de me le confier. J’ai été très reconnaissant aux membres pour ce choix. Je l’ai donc réalisé. En fait, je me suis senti épuisé à la fin. Mais ma satisfaction a été immense lorsque nous avons reçu une lettre de Chagall avec de nombreux éloges et la promesse qu’il nous en donnerait d’autres dès qu’il le pourrait6. »
Contrairement à ce qui a déjà été publié dans le catalogue de la collection des mosaïques contemporaines du musée de Ravenne7, la première mosaïque a bien été exécutée par Papa. En effet, la chronologie de la correspondance confirme les accords qui prévoyaient l’envoi à Chagall de la première mosaïque, tandis que le Gruppo Mosaicisti conserverait la seconde. Celle-ci, signée par Antonio Rocchi, est actuellement exposée dans la collection des mosaïques modernes et contemporaines du Museo d’Arte della città di Ravenna8. La mosaïque que Papa exécute avec ferveur en près de trois mois est envoyée à Paris le 13 mai 1958. Renato Signorini, directeur de la Scuola di Mosaico de Ravenne, signale que le 22 mai la deuxième mosaïque est déjà en cours d’exécution. Lorsque l’artiste demande qu’on lui rende au plus vite son projet, afin de le comparer avec la mosaïque terminée, Signorini répond qu’il est impossible d’accélérer le travail, car le mosaïste chargé de la transposition doit se rendre à l’étranger en raison d’engagements précédents. Il serait inapproprié d’interrompre le travail « pour le faire ensuite reprendre par un autre mosaïste, ce qui porterait gravement préjudice à l’œuvre elle-même, en raison des différences de caractère et d’interprétation qui en résulteraient inévitablement9 ». Le carton ne sera donc restitué à l’artiste que le 7 juillet 195810, après l’exécution de la deuxième version. C’est donc la mosaïque de Rocchi qui sera utilisée pour la Mostra dei mosaici moderni [exposition des mosaïques modernes] de 195911.
Chagall exprime sa satisfaction devant la première mosaïque, laissant augurer de futures collaborations. Plus tard, sa correspondance mentionne en effet une autre œuvre, précédant Le Coq bleu, mais en rouge, qui pourrait également selon lui être transposée en mosaïque12. Malgré de premiers échanges entre Chagall et Salietti pour définir les aspects économiques et le projet, ce dernier restera sans suite, et les productions en mosaïque vont se poursuivre avec un autre représentant du Gruppo Mosaicisti, Lino Melano. Installé à Paris pour enseigner la mosaïque de Ravenne à l’École d’art italien, qui proposait également des cours de céramique de Faenza, il devient le proche collaborateur de l’artiste.
Pour la première fois, les deux versions du Coq bleu sont exposées en regard de la gouache de Chagall. Au premier abord, la mosaïque de Rocchi semble très proche de celle de Papa. Une observation plus fine révèle une exécution plus personnelle, une interprétation résolument plus sensible et proche de l’expression picturale ; les tesselles en pâte de verre13, de différentes dimensions, suivent le mouvement du pinceau, suggérant presque l’effet nébuleux de la gouache de Chagall. Bovini décrit d’ailleurs l’impression de se trouver en face d’« une peinture transposée avec patience – et une grande sensibilité – en tesselles de mosaïque14 ».
En comparaison avec la gouache, la mosaïque de Papa apparaît plus nette, définie dans les contours par des tesselles carrées, toutes de mêmes dimensions, un parti pris stylistique que l’on retrouve dans ses autres mosaïques conservées dans la collection du musée de Ravenne. En outre, les contrastes chromatiques sont plus marqués que dans le style exubérant de Rocchi, qui se caractérise par une certaine liberté d’expression. Cet exemple du Coq bleu de Chagall, réalisé en deux exemplaires, exécutés par deux mosaïstes distincts, est représentatif de la dynamique du Gruppo Mosaicisti, constitué de jeunes artistes, presque tous engagés dans la restauration de mosaïques anciennes et l’exécution de copies, qui vivent dans une certaine précarité en cette époque de reconstruction de l’après-guerre.
En faisant appel à Chagall, le Gruppo Mosaicisti cherche à revitaliser la pratique ancestrale de la mosaïque en s’engageant dans le défi complexe de transposer une œuvre contemporaine. Cette commande offre également à l’artiste l’occasion de découvrir les qualités esthétiques et les subtilités techniques d’un art jusque-là inédit pour lui. Il convient de souligner que, durant ce projet, aucun échange direct n’a eu lieu entre Chagall et les mosaïstes Papa et Rocchi. Cette première incursion dans l’univers de la mosaïque marque le début d’une série de projets monumentaux qui enrichiront l’œuvre de l’artiste.